Après la Russie de Seventh Code et avant la France de La femme de la plaque argentique, Kurosawa Kiyoshi retourne au Japon et revisite de manière fantomatique sa propre filmographie. Entre familiarité du paysage et maîtrise complète de ses effets, le maître échoue à donner un supplément d’émotion à son voyage perfectionniste.
Étrange évolution que celle de la carrière récente de Kurosawa Kiyoshi : après Tokyo Sonata (2008), chef-d’œuvre magistral sur la crise au Japon, il disparaît des radars cinéphiliques comme s’il avait été victime de celle-ci. Seules quelques nouvelles compliquées d’une co-production avortée entre le Japon et la Chine (1905) affleurent alors que les années passent. Au moment même où l’on allait ranger Kurosawa auprès de ces grands cinéastes japonais tombés au champ artistique des années 2000, il ressuscite par le biais de la télévision avec Shokuzai. Cette fresque monumentale de près de 5 heures prouve qu’il est capable d’évoluer dans tous les genres avec autant de génie, tout en conservant l’originalité de son style, épuré, économe, mais ample à la fois, où la simplicité se conjugue avec de somptueuses envolées romanesques et la richesse théorique avec les goûts populaires.
Real (2013) vient confirmer que ce goût pour l’abstraction peut se marier avec des aspirations universelles, comme si le cinéma d’Alain Resnais rencontrait celui de Spielberg au Japon. C’est la même force qui devrait sous-tendre Vers l’autre rive, avec d’un côté une assise conceptuelle solide et de l’autre un goût pour le mélodrame assumé. Or, pour la première fois dans la carrière de Kurosawa, la greffe ne prend pas complètement.
Et pourtant, le film, lauréat d’un indiscutable prix de la mise en scène de la sélection Un Certain Regard à Cannes 2015, impressionne d’abord par sa maîtrise formelle absolue, son sens du cadre et ses idées brillantes. Le réalisateur a filmé les fantômes sous tous les angles, et il arrive encore à en trouver de nouveaux avec cette histoire en forme de road-trip entre Mizuki et le spectre de son mari décédé depuis 3 ans. Kurosawa évite tout effet spectaculaire et privilégie une épure totale : quelques jeux de lumière suffisent à suggérer et donner corps à une apparition. Les fantômes sont là, dans le cadre, et l’éclairage adéquat les rend tangibles. De même, leurs disparitions se font de manière encore plus simple : un faux raccord les efface de l’image, le son d’ambiance, que l’on n’avait pas perçu comme étouffé, revient au premier plan, et les voilà effacés de l’existence, par un effet spécial vieux comme le cinéma de Méliès. Les esprits des morts sont là, leur existence semble ancrée dans le quotidien le plus prosaïque, mais ils peuvent disparaître d’une image à l’autre, identique mais libérée de leur présence. Les fantômes de Kurosawa sont des traces qui subsistent à l’image, à la présence continue (puisque leur arrivée se fait dans la continuation du plan) et à l’absence discontinue (le plan se casse à la faveur d’un faux-raccord). Beau geste sur la subsistance des êtres décédés qui hantent les vivants de manière lancinante, et dont l’acceptation du deuil provoque une rupture dans la continuité de nos vies, tout ceci énoncé avec une simplicité et une intelligence qui forcent l’admiration.
Mais, comme pour donner plus de chair à cette idée, Kurosawa la déploie dans le genre mélodramatique. Ce qui est une idée cohérente en soi, mais dont l’application pose problème. L’utilisation de la musique nappe ainsi les scènes qui devraient nous toucher d’une émotion factice, presque antinomique avec l’épure esthétique de l’ensemble. La reformation du couple devrait être déchirante, belle et triste, elle est froide et quasi-mécanique, arrivant comme l’aboutissement logique d’un programme découpé en 3 actes et autant d’histoires sur l’acceptation de la mort, de la culpabilité et sur la possibilité de se pardonner.
Vers l’autre rive donne l’impression que Kurosawa a la tête sur une rive et la caméra sur une autre, filmant le Japon et ses chers fantômes mais pensant déjà à la France et la production de La femme de la plaque argentique. Admirable plastiquement, il donne la désagréable impression d’affirmer à chaque plan que son auteur est un grand cinéaste. Une preuve aussi ostentatoire était inutile : on le savait déjà. On attend maintenant son prochain grand film.
Victor Lopez.
Vers l’autre rive de Kurosawa Kiyoshi. Japon. 2015. En salles le 30/09/2015.