La sortie en salles de l’original de King Hu (Dragon Inn (1967), à découvrir depuis le 12/08 sur les écrans) est l’occasion de revenir sur l’étourdissant remake produit par Tsui Hark en 1992 : L’auberge du Dragon de Raymond Lee.
Au temps de la dynastie Ming, le pouvoir est peu à peu tombé aux mains des eunuques. L’un d’eux règne en despote en éliminant tous ses rivaux. En pleine fuite, Chow et son amante s’arrêtent à l’auberge du Dragon avant de passer la frontière. Dirigée par une tenante ne manquant pas de charmes et sachant en user, cette auberge accueille dans la foulée l’eunuque et ses hommes, que ce couple fuyait et qui sont à leur recherche. Commence dans ce lieu isolé une traque sans pitié…
L’auberge du Dragon est typique de l’entreprise de rénovation et de réappropriation entamée par Tsui Hark depuis la création de sa société de production Film Workshop. Stigmatisé au début de sa carrière pour son côté rebelle et les partis pris trop extrêmes de ses premières œuvres (Butterfly Murder (1979), Histoire de cannibales (1980) et le furieux L’enfer des armes (1980)), Tsui Hark allait trouver la formule magique parfaite pour enfin rencontrer le succès : croiser avec brio ses velléités modernistes avec la tradition du cinéma de Hong Kong. Il le fit dans un premier temps en produisant les polars de John Woo avec le diptyque Le syndicat du crime et The Killer, qui transposait dans le film policier la tradition du film de chevalerie et la fraternité sanglante sacrificielle chère à Chang Cheh (Un seul bras les tua tous, La rage du Tigre)…
Il contribua à inventer un nouveau genre qui allait s’avérer fructueux dans la production locale avec le polar hongkongais tout en l’inscrivant dans un récit archétypal de la tradition de la péninsule. Ce travail allait se poursuivre avec le succès d’Histoires de fantôme chinois (1986), où il adaptait le conte traditionnel chinois de Pu Song Ling tout en remakant la première adaptation de la Shaw Brothers, The Enchanting Shadows, réalisée par une de ses idoles Li Hang-Hsiang en 1960. Là encore, une vraie révolution puisque le film allait relancer le wu xia pian fantastique, faire traverser les frontières au cinéma de Hong Kong et inventer une forme novatrice tout en initiant le romantisme éthéré à la Tsui Hark. Le début des 90’s marqua l’apogée de cette démarche avec la refonte du mythique héros chinois Wong Fei Hung sous les traits de Jet Li dans la grandiose saga des Il était une fois en Chine (surtout la trilogie initiale). Avec L’auberge du Dragon, Tsui Hark paie son tribut à l’un de ses maîtres, le grand King Hu dont il remake Dragon Gate Inn (1967). Le film original était le deuxième volet de la trilogie des auberges de King Hu après L’hirondelle d’or (1966) – le 3e étant le plus tardif L’auberge du printemps (1974)- à la production houleuse qui lui fit claquer la porte de la Shaw Brothers et s’exiler pour produire ses films en indépendant à Taïwan. Dragon Gate Inn allait remporter un immense succès dans toute l’Asie et devenir un classique absolu dont l’aura irait bien au-delà des amateurs du genre comme le prouve l’hommage plus auteurisant et nostalgique que lui rendrait Tsai Ming-liang dans son Goodbye, Dragon Inn (2003).
Producteur omnipotent (et réalisateur officieux même s’il en laisse le crédit à son homme à tout faire, Raymond Lee), Tsui Hark fait une nouvelle fois brillamment se percuter tradition et modernité dans sa relecture. L’histoire est la même sous la Dynastie Ming, le sauvetage par le chevalier Chow Wai-on (Tony Leung Ka-fai) des deux enfants d’un ministre assassiné par un infâme chef eunuque (Donnie Yen) et qu’il tente de faire sortir du pays avec l’aide de son amie Mo-yan (Ling Ching Hsia). Dans leur fuite, ils échouent à l’auberge du Dragon située dans le désert en bordure de frontière et dirigée par la truculente et avide Jade King (Maggie Cheung). Poursuivants et poursuivis vont cohabiter dans l’auberge et se livrer à une redoutable partie d’échecs afin de sortir vainqueurs. Tsui Hark reproduit donc avec fidélité la trame, les motifs narratifs et visuels (le prologue introductif similaire ainsi que la pétaradante bande son d’origine et son thème principal inoubliable) mais aussi la métaphore politique de Dragon Gate Inn. Dans l’original, le chevalier se posait en rempart face à l’oppression représentée par l’eunuque, et symbolisait le point de vue de King Hu face à la Révolution Culturelle de la Chine maoïste avec cette frontière comme ultime espace de liberté figurant Taïwan. La métaphore est la même chez Tsui Hark cinq ans avant la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997.
Tsui Hark s’approprie le film en laissant s’exprimer ses penchants féministes. Le chevalier incarné par Tony Leung Ka-fai n’est plus le héros mais l’enjeu d’un triangle amoureux entre Ling Ching Hsia et Maggie Cheung, vrais personnages centraux. Chacune incarne une figure différente et complémentaire de la féminité. Ling Ching Hsia retrouve ici son rôle récurrent de femme androgyne tourmentée, tout à la fois sabreuse chevronnée et femme amoureuse. Dissimulant un cœur vibrant d’amour sous ses traits farouches, l’actrice fait preuve d’une retenue qui ne rend que plus poignante la discrète manifestation de ses sentiments, tel ce regard intense lors des retrouvailles avec Chow Wai-on, ou plus tard lorsque, se pensant trompée, elle noie sa tristesse dans l’alcool et des larmes discrètes. A l’inverse, Maggie Cheung est une femme gouailleuse, séductrice et sans scrupules obnubilée par le profit (quitte à transformer les clients trop pressants en menu du jour de l’auberge). Le spectateur occidental voit surtout en Maggie Cheung l’héroïne papier glacé de In the Mood for Love (2000) ou Irma Vep (1996), mais l’actrice eut un registre bien plus varié à Hong Kong et magnifiquement exploité par Tsui Hark ici, et plus tard dans la merveille absolue Green Snake (1993). Toute en pose lascive, accent vulgaire et regard aguicheur, l’actrice sait ici distiller le dilemme d’une Jade solitaire, trop souvent abandonnée par les voyageurs de passage et se raccrochant à ses bénéfices comme refuge à sa détresse.
Ses manœuvres pour retenir Chow Wai-on tiendront autant de l’intérêt pécuniaire à le trahir qu’au réel sentiment qu’elle ressent pour lui. Les plus beaux moments du film sont du coup ceux où il oublie son intrigue politique pour capturer avec sensualité la rivalité amoureuse des deux femmes (ce combat virevoltant où elles se dénudent mutuellement et dont les accents saphiques annoncent les atmosphères de Green Snake) ou le duel torride entre Tony Leung Ka-fai et Maggie Cheung durant leur fausse nuit de noces. Parallèlement, Tsui Hark retrouve la veine stratégique de King Hu et celle plus serialesque de Chu Yuan pour rendre haletante la partie se jouant entre nos héros et les agents de l’eunuque. Jeu de dupes, tout en regards et dialogues à double sens (chacun sait qui est qui sans vouloir se révéler) alternent ainsi avec des combats virtuoses s’exprimant dans les zones les plus secrètes de l’auberge, personne ne cédant du terrain. Cette tension palpable éclate enfin dans un extraordinaire final où les héros vont affronter le redoutable eunuque en pleine tempête de sable. Donnie Yen est un formidable méchant, quasiment invincible qui va causer mille souffrances à ses adversaires. Tsui Hark qui s’était tant retenu jusqu’ici, laisse libre cours à sa frénésie avec un combat absolument furieux qui anticipe par son côté saccadé ceux de The Blade (1995). Travelling rageur balayant des kilos de sable et rendant l’action indistincte, caméra virevoltante ayant du mal à accompagner l’action tourbillonnent ici tout en restant dans la tradition de ballet aérien du wu xia pian classique, l’hystérie en plus. Le barbare au cœur pur contribuant à vaincre le noble à l’âme damnée constitue également un beau symbole. Un chef d’œuvre qui égale si ce n’est (allez, osons) dépasse l’original, Tsui Hark poursuivant sur sa lancée en tutoyant de nouveau les légendes de Hong Kong avec ses chefs d’œuvre que sont Green Snake (1993) et The Lovers (1994). Il a récemment réalisé un second remake du King Hu avec Dragon Gate, la légende des sabres volants, loin d’égaler cette première relecture.
Justin Kwedi
L’auberge du Dragon, de Raymond Lee. Hong Kong. 1992.