Comme s’il n’avait plus rien à prouver, Kitano se lâche dans une comédie burlesque sur fond de conflits yakuza. Son film, en un certain sens, le plus authentique.
Depuis plus de vingt ans, l’œuvre de Kitano Takeshi est marquée par une forme de dualité. Humoriste issu du manzaï (duo comique), sous le nom de Beat Takeshi, puis animateur de télévision, l’artiste de scène s’est retrouvé réalisateur comme par accident, avec Violent Cop, en remplaçant le cinéaste Fukasaku Kinji qui devait initialement diriger le projet. Devenu en peu de temps un spécialiste des films de yakuza, Kitano a su se forger un style non dénué d’humour mais empreint avant tout de fortes traces de violence. Cette dualité à la base de son cinéma trouve son apogée avec Hana-bi et la reconnaissance internationale qui s’en est suivi : Kitano s’est vu adulé pour ce que, à l’origine, il n’est pas complètement, c’est-à-dire un cinéaste de la violence, à l’instar par exemple de Tarantino. Tiraillé entre l’assurance du succès des films de yakuza dont l’Occident se montre particulièrement friand et la tentation de poursuivre dans la veine comique de ses débuts en laquelle se reconnaît le public japonais, le cinéaste n’a jamais cessé de jongler entre ces deux images et de chercher à résoudre la contradiction dans laquelle sa carrière l’a placé.
Après avoir tenté de s’exercer dans d’autres genres, celui du réalisme poétique avec A Scene at the sea, L’été de Kikujiro et Dolls ou celui du jidai-geki (films en costumes) avec Zatoichi, le réalisateur s’est orienté vers des films bien plus libres et expérimentaux (Takeshi’s, Glory to the filmmaker, Achille et la tortue), des comédies survoltées en prise directe avec les problèmes de création artistique qui le préoccupaient alors. Comme s’il cherchait à brouiller les pistes, l’artiste s’est également lancé à la même époque dans la peinture.
Kitano se définit donc comme une sorte de caméléon cinématographique, il s’essaie à différents styles comme pour répondre à différentes attentes, s’adresser à différents publics et concilier différents aspects de lui-même. En revenant plus récemment au film de yakuza, avec Outrage et sa suite Outrage: Beyond, le cinéaste semble avoir voulu prouver une fois pour toute sa maîtrise du genre et livrer les œuvres les plus marquées par la violence de toute sa carrière. Il paraît légitime aujourd’hui que Kitano plonge à nouveau dans la comédie et accomplisse par-là son véritable retour aux sources. Par souci de cohérence probablement, le réalisateur concilie les deux pôles de sa filmographie en les réunissant ingénieusement en une seule et même production, la comédie de yakuza.
Le fait que le cinéaste ait choisi de traiter les conflits entre une bande de yakuza à la retraite et une nouvelle génération de gangsters se montre particulièrement significatif. A l’image de Kitano lui-même qui compte désormais un certain âge, ses personnages, conçus comme des reliques du passé, peinent à trouver une place dans la société actuelle et prêtent bien plus à faire rire qu’à effrayer les honnêtes gens.
On n’est pas sérieux quand on a 70 ans
Il faut donc voir Ryûzô to shichi-nin no kobun-tachi (le titre français, à l’heure où j’écris ces lignes, n’a pas encore été fixé – celui-ci se traduirait littéralement par Ryûzô et ses sept comparses) bien moins comme un film de yakuza teinté d’éléments comiques que comme une comédie ressemblant à un film de yakuza. Kitano exclut tout élément violent de son long-métrage ou, dans la scène finale par exemple, en ridiculise les effets. Le film s’apprécie uniquement sur des critères comiques et repose en ce sens sur un humour relativement bien tenu du début à la fin. On note une nette amélioration depuis la première comédie de Kitano Getting Any? qui, malgré son exubérance, souffrait d’un manque évident de rythme. L’interprétation des acteurs, et notamment celle de Fuji Tatsuya qu’on connaît pour avoir joué le rôle principal de L’empire des sens, y est certainement pour quelque chose. Si le scénario, en toute franchise, peine parfois à briller par son intérêt, le film a le mérite d’être particulièrement vif et captivant.
De même que dans les précédentes comédies de Kitano (Getting Any?, Takeshi’s, Glory to the Filmmaker et Achille et la tortue), le récit de Ryûzô se déroule comme une série de sketches conçus autour d’un même thème. On ne sait jamais très bien où on va et seule la dernière partie du film propose un embryon de péripéties dramatiques. Plutôt qu’un flagrant défaut, c’est là certainement tout ce qui fait le charme du film : le côté farce des scènes est d’autant plus renforcé qu’elles paraissent spontanées et inattendues. Si Ryûzô ressemble par moments à une série télé dont on aurait collé les épisodes bout à bout, le style du cinéaste vient heureusement relever le tout pour donner au résultat une certaine consistance. Kitano reste avec ce film un fin metteur en scène. Son art de l’ellipse notamment provoque toujours d’heureux effets.
Par certains côtés, Ryûzô risque, il est vrai, de dérouter plus d’un spectateur. Se donnant sans aucune retenue dans le genre potache et l’humour gamin, l’esprit du film découle de la même veine que les comédies précédentes, tout en paraissant manifestement plus lisse, plus abordable et peut-être plus vendeur. On reste loin par exemple des délires saugrenus de Getting Any? ou encore de Glory to the filmmaker. Ces derniers films s’étant soldés par des échecs commerciaux en Occident comme au Japon, on devine bien que Kitano ait tenu à se donner une meilleure image de lui-même. Cela dit, les nombreuses scènes particulièrement réussies que compte Ryûzô (les retrouvailles des yakuza, l’attaque kamikaze, le gun-fight final, etc.) suffisent à elles seules à en faire une comédie de qualité.
Si le film ne se dépare pas des codes de la comédie populaire japonaise (situations burlesques qui mettent en scène des personnages libérés des pressions sociales), on peut imaginer, vu la renommée du cinéaste, que Ryûzô saura attirer l’attention du public non japonais sur un genre cinématographique malheureusement absent des circuits de distribution occidentaux. Le long-métrage en outre donne l’occasion à Kitano de lever une fois pour toute l’ambiguïté à son égard et d’être reconnu pour ce qu’il a toujours été au fond de lui : un comique, si l’on peut dire, de grand chemin.
Nicolas Debarle.
Ryûzô to shichi-nin no kobun-tachi, de Kitano Takeshi. Japon. 2015. Inédit.