Depuis le 7 avril, Zootrope réédite une vague de pinku eiga indispensables, dont cet objet inclassable et ancêtre du Show Girls de Paul Verhoeven.
Dans un bar populaire d’Osaka, au Japon, la célèbre strip-teaseuse Sayuri Ichijo joue une scène de son spectacle, alors que la jeune Harumi fait son apparition et décide de ne pas faire de cadeau à Sayuri, tentant de dépasser son niveau.
Le pinku eiga fut, sous les contraintes du cinéma d’exploitation (les scènes érotiques devant se succéder à intervalle métronomique dans le scénario), un formidable espace d’expérimentation qui permit à des cinéastes novateurs d’émerger. Kumashiro Tatsumi en est un bon exemple. Ayant intégré la Nikkatsu en 1955 (après avoir débuté à la Shochiku en 1952), Kumashiro végète de longues années en tant qu’assistant-réalisateur alors qu’il rêve de passer à la mise en scène. Il se voit offrir une première opportunité en réalisant Fan Life (1968) qui, même s’il recueille des critique élogieuses, est un échec au box-office et le renvoit aux postes subalternes. C’est le virage de la Nikkatsu vers le « Roman Porno » qui lui offrira une seconde chance. En difficulté face à la concurrence de la télévision, le studio décide de se lancer dans un cinéma érotique grand public, le pinku eiga. Les réalisateurs historiques du studio n’acceptant pas ce changement quittent le studio, permettant l’avènement de jeunes loups à l’univers singulier qui sauront se jouer des figures imposées pour imposer des œuvres novatrices. Tatsumi sera même l’un des réalisateurs les plus célébrés et populaire du pinku eiga, dépassant ce cadre en obtenant les louanges de François Truffaut pour World of Geisha ou encore en étant sélectionné à Cannes en 1983 pour Appassionata. Sayuri, strip-teaseuse est un film emblématique de son approche avec ce mélange d’esthétique stylisée et très brute au service d’une œuvre féministe où la provocation sexuelle est synonyme d’acte politique.
Comme dans nombre de ses films, Kumashiro s’intéresse aux bas-fonds avec ici un curieux objet mettant en lumière la vraie strip-teaseuse Ichijo Sayuri. Celle-ci fut une figure à scandale du Japon des années 70 par ses spectacles provocateurs où elle transgressait notamment le fameux tabou local interdisant de montrer ses poils pubiens. Cela (en plus de son attrait pour le sadomasochisme) lui valut quelques démêlées avec la justice et ce premier film de celle qu’on surnommait « la reine du désir humide » est ainsi un vrai prolongement de sa popularité d’alors. Assez inclassable, le film n’est pas un biopic (bien qu’évoquant des épisodes réels de la vie de Ichijo Sayuri) mais évoquerait plutôt un ancêtre du Show Girls (1995) de Paul Verhoeven, qui en plus de l’inspiration du All About Eve (1950) de Joseph L. Mankiewicz, a peut-être aussi vu le film de Kumashiro Tatsumi.
Nous allons ainsi assister à une féroce rivalité dans une boite de strip-tease du quartier d’Osaka entre Ichijo Sayuri (qui joue donc son propre rôle) et la nouvelle venue Harumi (Isayama Hiroko). Obsédée par sa rivale déjà installée, Harumi s’invente un passé similaire tout en essayant de calquer ses performances sur celle de Sayuri. Ce décalque trahit l’absence d’identité d’Harumi qui se prolonge par son rapport soumis au hommes la voyant s’acoquiner à un ancien détenu violent ou un gangster dominateur.
A l’inverse Sayuri semble bien plus insoumise, répondantaux attaques publiques de ses détracteurs (cet homme qui l’alpague violemment sur son métier) et dont les déboires judiciaires rythment le film. C’est par l’illustration de leurs performances scéniques que Kumashiro situera le fossé séparant la prétendante et la vraie artiste. Ichijiro Sayuri délivre une prestation incroyablement libérée et provocatrice mêlant danse traditionnelle, sadomasochisme et attouchements lascif. Les éclairages baroques mettent l’érotisme vénéneux des tortillements de ses formes sculpturales, la scène devient un espace mental célébrant l’abandon et le plaisir ressenti par Sayuri dans de longs plans séquences où son plaisir semble non feint et dont le public reste invisible. S’il y a bien des spectateurs pour assister à ce spectacle sulfureux et si Sayuri est heureuse de les émoustiller, le plus grand plaisir est incontestablement pour elle sur cette scène où elle est une reine. Harumi n’aura pas droit au même traitement avec un show lesbien nettement plus racoleur et simulés (les deux partenaires se disputant à peine sorties de scène) et où cette fois la caméra s’attarde sur le regard concupiscent du public masculin. Sayuri s’abandonne réellement et c’est cette offrande qui lui attire faveurs comme déboires malgré elle alors que Harumi est dans le calcul, la recherche de notoriété.
Le réalisateur fait d’ailleurs de Sayuri une figure inaccessible qui n’existe et ne vit que quand elle est sur scène (elle n’aura guère de conversation lors de sa seule vraie rencontre avec Harumi), une artiste opaque qui doit conserver son mystère. A l’inverse Harumi est longuement suivie dans son quotidien au rythme de ses amants et arrestations policières. Le personnage, certes moins fascinant, y est néanmoins attachant par cette proximité maladroite répondant à la distance qu’impose Sayuri. La narration décousue et sans fil conducteur ne laisse deviner que progressivement ses enjeux à travers le style chaotique de Tatsumi Kumashiro. Le portrait de Sayuri est fascinant car opaque et déférant à la fois, sa rivale étant émouvante par sa maladresse. Les corps même des deux héroïnes trahissent cette différence, la silhouette malingre et le visage poupin de Harumi faisant pâle figure face aux formes et à l’aura de Sayuri, sorte de Brigitte Bardot japonaise. Jusqu’au bout l’une sera vue sous un angle décalé et humoristique tandis que l’autre imposera un charisme hypnotique. Les adieux à la scène de Sayuri offriront donc une ultime séquence mémorable que Kumashiro met en montage alterné avec les facéties d’Harumi en ville. Si cette fois les spectateurs de Sayuri sont visibles, c’est pour les montrer bouche bée et au-delà de la simple concupiscence face à l’artiste quand le libidineux ordinaire reprendra ses droit avec l’arrivée d’Harumi qu’ils cherchent immédiatement à toucher. Le strip-tease relèvera donc de l’art ou du racolage selon l’interprétation, Kumashiro célébrant la féminité dans ce qu’elle a de plus sincère et rebelle. Une œuvre détonnante !
Justin Kwedi
Sayuri, strip-teaseuse de Kumashiro Tatsumi. Sorti en DVD chez Zootrope, disponible depuis le 7 avril.
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