Le Film de la semaine – Les Trois sœurs du Yunnan de Wang Bing : Renouvellements d’un monde

Posté le 15 avril 2014 par

Grosse actualité printanière pour Wang Bing, cinéaste majeur de notre temps, entre une rétrospective de plus d’un mois au Centre Pompidou et la sortie ce mercredi d’un documentaire exemplaire, dont nous disons quelques mots ici.

Il ne faut pas forcément plus que le charme d’une rencontre impromptue pour donner envie à un cinéaste d’initier un documentaire. Concernant Les Trois Sœurs du Yunnan, c’est celle en 2009 de Wang Bing avec les filles du titre, lors d’un court passage dans cette région du Sud-Ouest de la Chine, et sa fascination pour la maturité de Yingying, l’aînée, qui lui donna l’intuition qu’autour de leur vie, un film était à faire. Les deux heures et demi du présent documentaire seront donc celles de cette observation bienveillante d’une enfance travailleuse, où la régulière absence d’adultes (la mère a quitté le foyer pour des raisons non évoquées, le père est régulièrement en déplacement en ville) contraint Yingying et ses sœurs à faire avec les moyens du bord, de jour en jour, sans complainte.

Cette situation difficile des travailleurs chinois d’aujourd’hui, tous les films de Wang Bing ont depuis l’inaugural et immense A l’ouest des rails (2003) eu vocation à en prendre acte pour en faire non seulement leur sujet, mais aussi leur matière première. Jamais la caméra n’est inquisitrice, toujours sont accordés aux protagonistes l’espace et le temps nécessaires à l’incarnation autonome de leur situation. Le rendu de l’image est néanmoins sans équivoque : quelqu’un, un « observateur », est bien là. Le respect et la pudeur qu’imposent forcément ces vies, surtout vécues par des enfants pour la plupart en bas âge, n’interdisent pas, loin s’en faut, au cinéma de les accompagner provisoirement.

Wang Bing, dans l’entretien du dossier de presse, en évoquant notamment son sentiment de familiarité avec les motivations d’un Tarkovski, dit ceci : « Même si cette détermination à filmer les trois sœurs ne relève pas pour moi d’une démarche spirituelle, en me focalisant sur ces « invisibles » d’aussi près, je crois que je rends leur vie grande. Je recherche cet effet grossissant pour que tout le monde puisse les voir. Je crois aussi que leurs sentiments ressortent à l’écran .» Filmer ces gens, ces trois sœurs et leur voisinage, pour d’une certaine manière les faire un peu mieux exister, à défaut de pouvoir, à lui seul, remédier aux impasses de cette existence.

D’autres films, et pas des moindres, ont ces dernières années été également très proches de vies sans horizon, du Cheval de Turin de Béla Tarr (2011) au tout récent Les Chiens errants de Tsai Ming-liang. Films dont la rigueur formelle, le sens du cadre, de la durée, pouvaient laisser soupçonner quelque tendance à l’esthétisation du pire, sans pour autant faire douter du profond respect des cinéastes pour l’intégrité de leurs personnages. Représenter la misère, lui offrir une scène ne signifie pas forcément se complaire dans la résignation. Peut-être est-ce au contraire la possibilité permanente du plan, de l’image, du cinéma qui refuse sourdement à ce pire, cette impasse le droit au dernier mot. Un film, quoi qu’il expose, est et reste l’empreinte d’une vie, d’une existence, sinon plusieurs.

Les Trois soeurs du Yunan

C’est à ce niveau au moins que Les Trois Sœurs du Yunnan entrave tout soupçon d’inégalité entre filmeur et filmé(e)s. On assiste au labeur de cette enfance nue en se laissant en même temps saisir par sa presque inconscience de sa condition, de nombreuses scènes étant d’une légèreté proprement désarmante. Les rituels quotidiens de Yingying, ses sœurs, ses cousines, parfois leur père ou même leur grand père apparaîtraient même comme de pures offrandes à nos yeux infiniment disponibles. Le monde, ce monde parfaitement adapté à la souplesse du numérique est ici, dans son indolence et son renouvellement permanent, à la pleine disposition de la prise de vue. L’image fait infiniment corps avec le présent des sœurs de Yunnan et par là-même, fait de leur petite histoire une vraie perspective de cinéma.

Au regard de l’œuvre de Wang Bing, à qui le Centre Pompidou consacre du 14 avril au 26 mai une rétrospective intégrale, Les Trois Sœurs du Yunnan n’est pas à proprement parler une surprise, surtout pour qui suit son travail depuis dix ans. Cette déontologie du documentariste est celle rendant tous ses films respirables, malgré la dureté réelle de ce qu’ils montrent, comme ici, ou de ce qui s’y énonce, comme dans l’inoubliable Fengming, Chronique une femme chinoise (2007). Plus les films passent, plus l’œil du cinéaste nous semble familier. A chaque pas, son action de voir devient aussi un peu la nôtre. C’est pourquoi, outre la découverte de ce seul film, l’accès égal à tous les précédents est clairement pour nous l’une des grandes nouvelles de ce printemps.

Sidy Sakho.

Les Trois sœurs du Yunnan de Wang Bing. Chine. 2013. En salles le 16/04/2014.

Wang Bing, intégrale au Centre Pompidou.

Pour en savoir plus sur Wang Bing, lire ici notre entretien avec le cinéaste.