Entretien avec Kate Reidy, co-directrice et co-programmatrice du Black Movie Festival

Posté le 21 janvier 2014 par

Entre l’accueil de deux invités et l’organisation du début du festival, Kate Reidy, co-directrice et co-programmatrice du Black Movie Festival avec Maria Watzlawick, a pu nous accorder quelques minutes pour nous parler de son parcours, de l’origine du Black Movie, de cinéma asiatique, et de son esprit d’indépendance.

Peux-tu nous parler de ton parcours, avant ces 15 ans de Black Movie ?

Sans partir trop loin en arrière, j’ai étudié les Beaux-Arts à Genève et je me destinais à l’époque à la réalisation. En parallèle, je suis entrée dans le collectif qui s’occupait du cinéma Spoutnik au moment où l’on a investi « L’Usine ». C’est une salle de cinéma indépendante qui se situe dans le centre culturel autogéré de L’Usine. Je considère que j’ai vraiment appris autant d’un côté que de l’autre, aux Beaux-Arts et à la programmation. Quand j’ai terminé les Beaux-Arts, je suis devenu permanente du Spoutnik, puis porte-parole de L’Usine, pendant presque trois ans. Je me suis en quelque sorte éloignée de l’idée de la réalisation de films, mais c’est là que j’ai pris goût à la programmation et à ces aspects du cinéma. Je dois aussi à cette période une grande partie de ma formation cinématographique, puisque dans un premier temps, au début des années 90, on ne pouvait projeter que du super-8 et du 16 millimètres, avec beaucoup de cinéma expérimental ou documentaire, avant de pouvoir avoir du 35 millimètres et donc des fictions. On recevait également les réalisateurs quand c’était possible. En 2001, Maria, qui était avec moi aux Beaux-Arts et qui faisait aussi partie du collectif du Spoutnik, m’a engagée pour remplacer quelqu’un dans l’équipe du Black Movie. Elle venait de reprendre le Black Movie avec Virginie Bercher. Les deux années suivantes, j’ai fait des remplacements successifs de Maria et Virginie qui ont dû prendre des congés et comme j’avais une expérience en programmation, je me suis retrouvée à programmer. La troisième année, on s’est donc retrouvé toutes les 3 à co-diriger et co-programmer. Tout cela c’est vraiment fait sans calcul et préméditation, sans vraiment prendre le temps de planifier… Et c’est assez troublant, car la nature du travail fait aussi que l’on ne se pose pas vraiment ce genre de questions, que c’est aussi difficile de se projeter dans le moyen-terme…

Black Movie, 2001

Tu es arrivée en 2001, alors que le festival avait deux ans, à quoi ressemblait-il à ton arrivée ?

Il ne ressemblait à rien (rires). Non, je rigole… mais il n’avait rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui. Il se tenait dans un lieu unique, l’équivalent d’une MJC en France, et était vraiment centré sur le cinéma africain, moyen-oriental, avec quelques films asiatiques épars et plutôt rares. Les moyens étaient très modestes, mais le public était déjà assez consistant, sans doute entre 6000 et 8000 personnes, très intéressées, très impliquées : un public de voyageurs, de connaisseurs de l’Afrique essentiellement. Il y avait très peu d’activités autour des films. C’était beaucoup plus réduit.

Au niveau de la programmation, dès les premières années, une ouverture sur l’Amérique Latine et l’Asie s’est opérée, mais vraiment progressivement. La bascule s’est vraiment opérée avec mon arrivée, en 2002-2003, avec une ouverture sur l’Asie, on a commencé à aller à Pusan. C’est là où tout a changé, non seulement le contenu de la programmation, qui s’est faite plus radicale, plus cinéphile, exigeante, mais aussi, comme j’arrivais de L’Usine, j’ai amené un réseau autour du festival que j’ai pu intégrer. Et donc le public également s’est renouvelé. Il y a eu un arrivage massif de jeunes adultes, qui sont venus par intérêt pour le cinéma asiatique.

Black Movie, 2005

A propos du cinéma asiatique, sur les 15 films de la section « Happy Birthday ! », 9 sont asiatiques. D’où vient l’intérêt du Black Movie pour le cinéma asiatique ?

Ce programme anniversaire, qui replonge dans tous les films programmés pendant 15 ans, est un choix revendiqué comme affectif et complétement subjectif. Il y a avait certains films qui étaient évidents absolument immédiatement. Nous n’avons même pas eu à en discuter Maria et moi : on était d’accord tout de suite. On a fait des listes séparément, et ces titres étaient tout de suite sur nos deux listes.

Et pourquoi autant de films asiatiques ? Spontanément, j’aurai envie de répondre : parce que c’est le cinéma le plus intéressant qui soit ! Bien sûr, il y a des très beaux films qui viennent d’ailleurs et on en montre aussi. Mais c’est le cinéma, au sens très large, qui me surprend toujours le plus encore aujourd’hui, et qui me satisfait le plus en tant que spectatrice. C’est dans ce cinéma que je me retrouve le plus, il correspond vraiment à ce que j’attends d’un film, soit de la surprise, et vu le nombre de films vus chaque année, c’est nécessaire, et du mystère. N’étant pas du tout de culture asiatique, n’ayant jamais vécu dans l’un de ces pays, je me demande si cette surprise et ce mystère ne viennent pas du fait qu’il y a beaucoup de choses qui m’échappent dans ce qui est montré dans ces films et dans ce qui est raconté. En faisant de grandes généralités, j’ai l’impression que, par exemple, le cinéma sud-américain appartient à une culture plus proche, donc plus accessible, plus connaissable. Mais c’est surtout un choix affectif, pas du tout stratégique ou défendable avec des critères rationnels et carrés.

Black Movie, 2007

On a vraiment l’impression que le Black Movie marche aux coups de cœurs, à vos sensibilités… Mais qu’est-ce qui fait l’unité de la programmation d’éditions en éditions ?

Je pourrais faire un parallèle avec un restaurant par exemple. Qu’est ce qui fait l’unité des plats d’un restaurant dans lequel il y aurait plein de cuisiniers différents qui s’alterneraient, si ce n’est le fait que la création appartient finalement à un petit groupe de personnes ? Ce qui signe, ce sont nos choix, et le fait que ce sont les mêmes personnes qui font ces choix années après années.  Et ces choix sont faits en écho avec un public fidèle, qui va voir tous les films et qui est aussi nourri de ce cinéma-là. C’est un esprit qui circule plus que des critères défendables objectivement qui définissent une ligne. La ligne, c’est justement le fait de faire des choix affectifs et émotionnels, ce qui n’est finalement pas le cas dans toutes les manifestations, où des contraintes commerciales de rentabilité ou politiques vont déterminer ce qui est proposé. On choisit vraiment ce que l’on a envie de montrer, de la même manière que l’on choisit notre visuel, même s’il ne plaît pas à tout le monde.

black movie 2014

Le sous-titre du Black Movie est « festival de cinéma indépendant ». Comment est-ce que tu définirais le cinéma indépendant ?

C’est le cinéma de ceux qui font les films qu’ils ont envie de faire, en essayant de se défaire des contraintes budgétaires et de formatage qui sont demandées par les producteurs ou par les diffuseurs. Que ce soit un petit ou un énorme budget ne fait pas de différence. L’indépendance d’un film ne se mesure pas à son financement, mais à la démarche de son réalisateur, et parfois de son producteur, face à l’ennemi. Car ce sont ces contraintes, ce formatage, qui détruisent les œuvres à  force de compromis. L’important est de livrer quelque chose qui soit personnel.

Si tu devais garder un souvenir, un événement de ces 15 dernières année, quel serait-il ?

J’ai justement évoqué quelques anecdotes lors du discours d’ouverture hier, donc ma réponse est un peu biaisée. Donc ce qui me revient, ce sont celles d’hier. J’en garderai trois.

J’avais accompagné le réalisateur sri-lankais Vimukthi Jayasundara pour présenter La Terre abandonnée. Il était très détendu, sauf lors des présentations, pendant lesquels il devenait très angoissé. Je pensais que c’était, comme beaucoup de réalisateurs, parce que c’était une épreuve de rencontrer le public. Mais en fait, au moment d’aller vers le cinéma pour la troisième projection, il m’a avoué qu’il avait peur que quelqu’un vienne le tuer. Il avait eu des menaces suite à ce film très beau, mais considéré comme problématique au Sri-Lanka car il abordait en fond des questions liées à la politique du pays de l’époque. Il était persuadé d’être suivi et que quelqu’un du public pouvait tenter de le tuer. C’était bouleversant car j’ai réalisé à quel point on n’était pas du tout au même endroit. C’est le genre de chose que l’on n’imagine même pas…

Autrement, de manière plus agréable, je me souviens de Tsai Ming-liang de retour des puces, très content d’une vieille radio qu’il avait trouvée. Il nous avait assuré qu’il allait l’inclure à son film suivant. J’ai cherché vainement la radio dans Visages, mais je ne crois pas qu’il l’a utilisée (rires).

Et enfin, il y a Jia Zhang-ke, qui, en entrant dans le Spoutnik, est tombé amoureux de la salle. Il est ensuite allé dans la cabine de projection et est resté à lire les scotchs collés aux bobines de 35 millimètres tous les titres des films. Il s’est installé sur le cabinet du projectionniste et on n’arrivait plus à le décoller de là ! Il était à la maison. Il est d’ailleurs reparti avec une affiche de la « réouverture du plus beau cinéma du monde », en nous disant qu’il allait la mettre en face de son bureau. C’était émouvant de voir que les frontières peuvent comme ça disparaître. Comme s’il y avait une planète plus petite des gens qui font ce type de cinéma et qui se reconnaissent, se retrouvent et recréent une communauté. C’est ce que je préfère dans tout ça !

Propos recueillis par Victor Lopez à Genève le 16/01/2014 au Black Movie de Genève.

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