Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs lors de la 66ème édition du Festival de Cannes, Ilo Ilo est le premier long-métrage du réalisateur singapourien Anthony Chen, déjà auteur de huit courts-métrages très remarqués dans différents festivals à travers le monde.
Ilo Ilo concentre son intrigue sur une famille singapourienne à la fin des années 90. Jiale, un jeune garçon turbulent, est confronté à des difficultés relationnelles avec ses parents. Alors que la crise financière asiatique frappe la région, la mère de Jiale, enceinte, voit les employés de son entreprise défiler dans le bureau du patron et se faire virer un par un. Une fois rentrée à la maison, elle doit gérer l’attitude rebelle de Jiale, qui s’est encore fait virer de son école. Le père, lui, est dans une situation précaire. Il n’arrive pas à vendre ses produits et perd son emploi. L’arrivée de Teresa, jeune immigrée philippine employée comme aide à domicile par la mère pour faire le ménage et garder un œil sur son fils, va bouleverser le quotidien morose d’une famille qui ne se comprend plus. Jiale, d’abord détestable et capricieux, va petit à petit trouver réconfort et complicité auprès de cette « mère par procuration ».
Ce portrait familial tire son origine de la jeunesse du réalisateur. Le personnage de Teresa est inspiré par la servante ayant travaillé pour la famille Chen quand il était enfant. Le titre du film vient d’ailleurs du nom de la région philippine où vivait la servante. Lorsqu’Anthony Chen est venu présenter son film lors du Festival Paris Cinéma 2013 où il était également en compétition, il a beaucoup insisté sur l’importance qu’a eue cette servante dans sa vie, jusqu’à lui donner envie de faire du cinéma pour raconter son histoire. De par son approche minimaliste, proche du documentaire, centrée essentiellement sur les rapports humains, Chen a su séduire Agnès Varda et son jury de la Caméra d’Or (prix récompensant le meilleur premier long-métrage de toutes les sections du Festival de Cannes). Ce n’est guère étonnant tant sa vision du cinéma semble similaire à celle de la réalisatrice-documentariste.
L’ENVIRONNEMENT SOCIAL INFLUE SUR L’ENVIRONNEMENT FAMILIAL
Avec Ilo Ilo, le jeune cinéaste s’attache donc avant tout à étudier l’évolution des rapports humains dans le contexte difficile d’une crise économique. Il nous présente cette famille comme un miroir de la société singapourienne à la fin des années 90. Carrefour culturel accueillant des immigrés de tous pays, la mégalopole se repose également sur une politique de contrôle et de réprimande où aucun écart n’est toléré (par exemple un élève qui se bagarre avec un autre sera automatiquement puni à coups de bâton sur le postérieur devant toute l’assemblée). A l’image de cette société où tout le monde s’espionne les uns les autres à l’affut du moindre pas de travers, Chen nous montre une famille où chacun tente d’échapper à la surveillance de l’autre pour ne pas avoir à rendre des comptes.
Cette pression sociale, qui se fait de plus en plus forte, pousse les membres de la famille à s’isoler dans une incommunicabilité et une mécanique routinière dont ils ne peuvent se sortir. Chen tente de retranscrire cette sensation d’inconfort, de fatigue et de lassitude, en adaptant sa mise en scène en fonction de l’attitude de ses personnages. Le mouvement se fait lourd quand la mère traîne des pieds d’une pièce à une autre, comme écrasée par le poids de l’enfant qu’elle porte dans son ventre. Le cinéaste multiplie les gros plans sur les regards accusateurs, ou enchaîne les mouvements hystériques lorsque la mère sermonne son fils dès qu’il fait quelque chose de travers, ou lorsque celui-ci n’en fait qu’à sa tête et s’échappe en vélo avant de se faire renverser par une voiture.
S’ils ont du mal à cohabiter ensemble, chacun des personnages tente de trouver une échappatoire à leur quotidien. La mère, en quête d’espoir, se laisse avoir naïvement par le discours d’un charlatan, tandis que le père ne rate pas une occasion pour s’offrir un moment de liberté fugace, parfois jusqu’à l’absurde. Teresa s’engage dans un autre boulot pendant ses jours de congés, tout en se maquillant en cachette avec les affaires de la mère, tandis que Jiale collectionne les journaux afin de prévoir les prochains chiffres du loto. Dans ces moments-là, le regard du réalisateur devient alors plus attendrissant, plus empathique. La lassitude et l’hystérie laissent place à un ton plus léger et plus poétique.
L’AMOUR PLUS FORT QUE LA CRISE ?
Petit à petit, Anthony Chen tente d’humaniser et d’approfondir ses personnages en s’attardant sur les détails pour évoquer subtilement les traumas passés. Par un simple dialogue au téléphone, ou un plan furtif sur la cicatrice de son poignet, on comprend que Teresa a déjà subi les conséquences d’une crise financière dans son pays (pauvreté, chômage, tentative de suicide…). Le retour récurrent du portrait du grand-père à l’image nous fait comprendre que la mort de celui-ci a fortement affecté la famille, en particulier Jiale, d’où son attitude difficile.
Mais la relation, d’abord tumultueuse puis touchante, entre Jiale et Teresa va transformer le jeune garçon. A travers cette relation, on peut tout à fait se représenter la force du lien qu’Anthony Chen entretenait avec sa servante quand il était jeune. Encore une fois, le cinéaste s’attarde délicatement sur les détails pour témoigner de cette amitié de plus en plus grandissante. Que ce soit par une odeur (les cheveux de Teresa) ou un son (la musique du walkman), Chen fait appel à nos sens et touche juste. Ces deux éléments auront une part importante dans la mélancolie dégagée par la poignante dernière partie. La présence de Teresa dans cette famille a véritablement bouleversé le cours des choses. Jiale s’est rendu compte qu’il pouvait à nouveau aimer, tandis que ses parents expriment enfin ce qu’ils n’ont jamais osé se dire en face.
Anthony Chen réussit ainsi à trouver un équilibre entre la gravité de son sujet et la délicatesse de sa mise en scène, faisant état d’un véritable sens du récit, du cadre et de la direction d’acteurs. La photographie du jeune français Benoit Soler, tout en lumière et en tons clairs, apporte un véritable contrepoint au sujet du film. Elle nous permet de garder cette impression de chronique légère alors qu’elle aurait pu appuyer lourdement le propos ou glisser sur la pente du misérabilisme. S’il n’évite pas certaines longueurs, Chen signe un premier film maîtrisé et juste, à la fois dur et plein de tendresse, à l’image de sa magnifique et déchirante dernière scène.
Verdict :
Nicolas Lemerle.
Ilo, Ilo d’Anthony Chen, en salles le 04/09/2013.