Interview de Reis Çelik, réalisateur turc de Nuit de silence à l’occasion du FICA de Vesoul 2013

Posté le 28 mars 2013 par

Lors de la 19ème édition du Festival International des Cinémas d’Asie a été présenté le dernier long métrage turc de Reis Çelik, Nuit de silence. Coup de cœur Guimet, ce huit clos interpelle par son sujet tabou, encore pratiqué dans le monde d’aujourd’hui : la tradition d’un mariage arrangé en Anatolie entre une jeune fille de 14 ans et un sexagénaire tout juste revenu de prison. Va se dérouler dans la chambre nuptiale un habile jeu d’esquive entre la jeune fille, une Leïla Bekhti miniature avec le talent en plus, et le mari, personnage manipulé tout au long de sa vie comme en témoignera son terrible aveu final. Le film apparaît alors comme l’un des longs métrages phares de cette édition vésulienne grâce à sa portée presque universelle et une mise en scène qui sublime le brio des deux acteurs avec leurs gestuelles qui parlent tout autant que la légende de la femme-serpent, fil conducteur du récit. Le réalisateur était présent pour échanger avec le public, East Asia ne pouvait louper cette occasion et le cinéaste s’est prêté avec humour à notre interview autour d’un savoureux dîner ! Par Julien Thialon.

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Pourriez-vous vous présenter brièvement ainsi que votre parcours professionnel ?

Dans le monde du cinéma, j’ai fait du journalisme pendant plusieurs années. En faisant des reportages, je me suis préparé dans la réalisation des films, j’ai appris un peu comme ça et j’ai gardé la photographie qui est mon cœur de métier. En 1995, j’ai été assistant de production pour un reportage télévisé et j’ai commencé à m’éloigner de mon métier de journalisme car au moment de la publication de mes articles, il n’y avait pas de la censure mais un réajustement éditorial dans le contenu même (changement d’expression, etc.). J’ai donc réalisé mon premier film, Les lumières ne s’éteignent pas en 1995. C’était la première fois que le problème des Kurdes était ressorti en Turquie au cinéma. IMG_0993

Quelles sont vos influences cinématographiques ?

Je n’ai pas vraiment de mentor qui m’a inspiré. J’avais plutôt une culture cinématographique assez vaste et c’était vraiment amusant de faire un film. C’est dans cette optique que j’ai commencé.

Comment est né Nuit de silence ?

Quand je vais réaliser un film, je regarde surtout quels sont les sujets dont il faudrait discuter dans la société qui me fait développer mes scénarios. Pour Nuit de silence, je me suis interrogé sur les sujets de société qui restaient cachés. Ce n’est pas en restant caché qu’on va résoudre le problème mais plutôt en l’ouvrant pour trouver des solutions.

Pouvez-vous nous expliquer la sélection des deux acteurs principaux ?

Pour la jeune fille, c’était un casting entre 105 jeunes filles. Pour l’acteur, je lui ai juste demandé de lire le scénario. Il m’a appelé à 1h du matin quelques jours plus tard en me disant que si ce n’était pas lui qui jouait ce rôle, ce serait très dommage pour moi et lui. (Le réalisateur prend un ton malicieux) Je lui ai répondu que je ne lui avais pas donné le scénario pour qu’il joue dans le film mais plutôt pour qu’il me donne son avis. Je lui ai demandé pourquoi il voulait jouer dedans après 20 ans d’inactivité. L’acteur m’a répondu que c’était le seul rôle qu’il pouvait assumer.

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Combien de temps a duré le tournage, y a-t-il eu beaucoup de prises ?

Le tournage a duré 13 jours et j’avais besoin de le tourner très vite pour « attraper » les sentiments et les émotions des personnages.

Comment avez-vous dirigé les acteurs, particulièrement la jeune fille ? Aviez-vous un storyboard bien défini ?

Le storyboard était bien défini avec une bonne lecture initiale des scénarios par les acteurs mais ils devaient par la suite pendant le tournage exprimer leurs émotions avec leurs propres mots. Je n’ai jamais redonné le scénario aux acteurs après la première lecture.

Le mari sort de prison en entrant dans la chambre nuptiale, peut-on parler de personnage maudit ?

C’est exactement ce que je voulais montrer avec cette prison sociale et ses traditions.

Peut-on considérer que le mari est le fruit de la société impérialiste masculine ?

Exactement.

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Pourquoi avoir filmé la plupart des scènes en plan fixe ?

Je voulais montrer que ce qui se passe, c’est quelque chose qui reste comme une peinture ou une photo.

Vous utilisez beaucoup la profondeur de champ pour éviter l’affrontement visuel qui a rarement lieu…

Tout d’abord, je voulais que le spectateur regarde toujours et encore la situation sans distraction avec la caméra à travers la jeune fille et le mari entrant dans la chambre.Je voulais donner l’impression d’être dans les yeux de l’actrice avec son point de vue qui, par son jeune âge, n’a jamais connu telle situation.

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Lors de la scène de l’aveu du mari, ce dernier est toujours dos à la mariée ou parle derrière son dos, pourquoi persévérer dans ce monologue ? On a d’ailleurs l’impression que la mariée n’est pas vraiment l’interlocutrice à qui il parle… 

En effet, il ne parle pas à la fille. Il parle plutôt à l’image de son père accroché au mur, à la société et ses traditions ancestrales. Il y a un décalage entre lui et la fille.

La légende de la femme-serpent est  le fil conducteur du récit entre les deux protagonistes, existe-t-elle vraiment ?

La légende existe vraiment. C’est un fil conducteur pour montrer comment on en est arrivé à cette situation. C’est un peu le point de départ, une sorte de métaphore quand la fille demande la suite de l’histoire pour savoir quelle est la réalité de ces contraintes sociales.

Pourquoi avoir utilisé l’imaginaire (la scène du rêve) dans le film  plutôt qu’une métaphore plus réaliste ?

Ce n’est pas si fantastique que cela, c’est la réalité qui passe par les rêves. Dans le rêve, j’ai voulu montrer quelle serait la réaction de l’homme s’il se serait marié avec une personne du même âge que sa mère. Quand il la découvre, il est pétrifié, contrairement à la beauté de la jeune fille. Le très long vêtement rouge de mariage sous la neige interpelle sur l’absurdité de la longueur de ces traditions. C’est une autre façon de dévoiler ce qui existe mais qui reste bien caché dans la société. C’est un nouveau regard porté sur la mère et c’est ce regard qui réveille l’homme dans la réalité.

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La fin elliptique donne l’impression que les deux protagonistes meurent, tués par la société elle-même…

Cette balle est dirigée envers la société qui sait qui la tire mais fait semblant de ne pas savoir.

Il y a beaucoup d’échange dans cette chambre, pourtant vous avez appelé votre film Nuit de silence… pourquoi ? 

Cela signifie traditionnellement la première nuit de silence, mot à mot, « la nuit où l’on ne parle pas ». C’est un contraste que je voulais montrer avec cet échange où normalement c’est interdit.

Comment avez-vous financé le projet et y-a t-il eu des difficultés par rapport au gouvernement ?

Je n’ai trouvé aucun support financier gouvernemental ni de la part des associations. Ils m’ont demandé comment ils pouvaient m’aider alors qu’il s’agissait juste d’un échange dans une chambre entre deux personnes (rires). Il y avait une maison inhabitée dans mon village, on a tourné là-bas.

Quelle a été la réception du film en Turquie et y a-t-il eu une prise de conscience du sujet de la part des locaux ?

Pour le gouvernement, rien n’est sorti mais des associations de femmes de la Turquie ont apprécié. Par contre, au niveau des spectateurs masculins, il s’est créé une certaine distance car pour eux, ce n’était pas la réalité. Globalement, il n’y a pas eu beaucoup d’échos.

Propos recueillis et retranscrits par Julien Thialon à Vesoul le 11/02/2013.