Black Movie : Interview de Tan Chui Mui, réalisatrice de Year Without A Summer

Posté le 21 janvier 2013 par

Découverte en 2006 avec son premier long métrage, Love Conquers All, la réalisatrice malaisienne Tan Chui Mui revient aujourd’hui avec son second film, Year Without A Summer, qu’elle est venue présenter au public du Black Movie Festival de Genève. Entretien par Victor Lopez.

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Year Without A Summer est un double retour aux sources. Tout d’abord, pour la réalisatrice, qui filme avec attention et simplicité son village natal de Sungai Olar, dont elle montre avec tranquillité l’inquiétante beauté malaisienne. Mais c’est aussi un retour à une forme cinématographique épurée, où le merveilleux s’installe paisiblement dans la vie quotidienne, dans la lignée des œuvres d’Apichatpong Weerasethakul, mais aussi de Miguel  Gomes, dont le magnifique Tabou est présenté au Black Movie. Year Without A Summer partage avec ces films une structure binaire et un réalisme qui laisse aussi entrer en son sein l’imaginaire. Une manière cinématographique de confronter son regard au monde sans oublier de rêver, mais sans l’idéaliser non plus. Toutes ces choses nous ont donnés envie de rencontrer la réalisatrice Tan Chui Mui, de passage à Genève pour présenter son film au public helvète.

Pouvez-vous brièvement nous raconter votre parcours et ce qui vous a poussé à la réalisation de films.

Depuis mon enfance, j’ai ce désir de raconter des histoires. J’ai commencé par l’écriture de nouvelles avec mes deux sœurs. On les regroupait dans un magazine que l’on distribuait à nos amis. C’était plus pour s’amuser. Pour moi, toutes les formes de narration sont possibles. Si je n’avais pas été cinéaste, j’aurai pu être écrivain. Mais faire des films est sans doute plus amusant. On peut travailler avec un groupe d’amis,  il y a plus d’échanges et de rencontres. Je pense que l’écriture est un travail solitaire mais qu’il est possible que dans un certain temps je revienne à l’écriture.

C’est donc l’envie de raconter des histoires qui vous a conduite au cinéma. Pourtant, Year Without A Summer est très atmosphérique plutôt que narratif…

C’est mon second film. J’ai voulu faire quelque chose de différent de mon premier film, Love Conquers All, qui était vraiment narratif : une histoire d’amour dramatique. Mon dernier film n’est pas représentatif de ce que j’ai pu faire avant.

Vous avez aussi réalisé beaucoup de courts-métrages au sein d’un projet qui s’appelle All My Failed Attempts. Pouvez-vous nous en parler.

J’ai réalisé mon premier film en 2006 et mon second en 2010. Entre les deux, j’ai eu le syndrome de la page blanche. Je n’arrivais pas à me décider sur ce que voulais faire. Je n’aimais pas mon premier film que je trouvais trop linéaire. En 2008, j’ai décidé de faire un court-métrage tous les mois en expérimentant plusieurs genres avec de très petits budgets. J’ai essayé la comédie, l’histoire d’amour, etc. C’était marrant à faire mais le résultat n’a pas suivi.

All my failed attemps

Est-ce que ce projet vous a aidé à trouver l’orientation de Year Without A Summer ?

Il n’y a rien dans All My Failed Attempts qui ressemble à Year Without A Summer, l’idée du film vient d’ailleurs. Je retourne régulièrement dans mon village natal et j’essaie d’y amener mes amis. Je n’arrive pas à me souvenir quand j’ai commencé à écrire ce film. Au début, cela devait être une comédie sur un chanteur has been et qui veut se reconvertir en tant que pêcheur. Toutes ces tentatives d’apprendre à pêcher étaient humoristiques. Mais plus je retournais dans mon village, plus j’étais attachée à l’endroit en lui-même et les souvenirs qu’il en faisait émerger. Il y avait aussi de la frustration quand j’essayais de persuader mes amis que l’endroit était magnifique et la difficulté de les faire venir. C’est difficile de vivre dans un village. Le niveau de vie des enfants était particulièrement différent de ce que j’essayais d’expliquer à mes amis. C’est comme cela que l’idée de la deuxième partie, centrée sur le quotidien des enfants, est née. La seconde partie est donc le résultat de l’observation de la réalité. Il y a même des passages qui relèvent du documentaire.

Il est étonnant de constater que la deuxième partie est filmée de manière si contemporaine alors que c’est un flashback tandis que la première partie, qui se déroule dans le présent, est filmée de manière plus irréelle.  Pourquoi avoir opté pour ces deux styles opposés ?

Cela vient de mon expérience. Dans mes souvenirs, les choses sont belles et tranquilles. Le passé est éclairé au clair de lune, la nostalgie l’emporte. Mais la réalité est tout autre. Je pense que les choses étaient vraiment plus difficiles de ce que je pouvais me rappeler à l’époque, particulièrement pour les enfants du village.

Tan Chui Mui

Comment avez-vous auditionné les enfants du village ?

En 2009, je suis revenu pour les auditions. Cependant,  les deux enfants que l’on a choisis, qui sont par ailleurs des amis proches, sont venus par eux-mêmes. L’un deux est resté à nous observer pendant environ une heure puis il est venu nous voir. Il voulait faire l’acteur mais on s’est rendus compte que c’était pour avoir de l’argent pour acheter des pièces détachées pour sa mobylette.

Comment est-ce que vous les avez dirigés ?

Les enfants étaient très sensibles. Néanmoins, ce que je leur ai demandé de faire n’était pas très différent de ce qu’ils faisaient dans leur vraie vie. Il y a quand même une chose qui m’a surprise, c’était qu’ils arrivaient à faire exactement la même chose sur plusieurs prises. Le personnage principal a apporté au personnage beaucoup de lui-même : sa manière de bouger, de fumer, son rythme. Mais il a beaucoup changé depuis. Entre les auditons et le tournage, il s’est écoulé six mois et il avait énormément grandi. Surtout, il était beaucoup plus triste car il avait des problèmes familiaux. Il a apporté cette tristesse au personnage. J’ai donc modifié le scénario par rapport à sa vie. Par exemple, il avait arrêté d’aller à l’école et il avait commencé dans l’usine que l’on voit dans le film.

Year Without A Summer2

Est-ce que les enfants ont vu le film ?

Oui, il m’a demandé de ne jamais le montrer à personne. Il était très embarrassé quand il l’a vu. Mais en réalité, il s’en moquait. Je l’ai aussi montré aux villageois qui n’ont pas trop réagi sauf quand ils reconnaissaient des lieux ou des personnes sur l’écran. J’imagine qu’on est content de voir quelque chose à l’écran qu’on connaît, mais cela ne va pas changer les gens. L’an passé, quand je suis revenu au village, j’ai revu le garçon et il était dans un état encore pire que précédemment. Pendant le tournage, je savais déjà qu’il avait des problèmes de drogue, qu’il était déscolarisé et ne travaillait plus. Il était dépendant et ne nous a pas parlé.

Pouvons-nous revenir sur les légendes que l’on entend dans la première partie du film. D’où viennent-elles ?

Elles viennent de mon enfance comme l’histoire de l’homme-tigre. Dans un village comme celui-là, les enfants sont très libres car tout le monde se connaît : il n’y a pas de danger. Mais une fois avec mes frères, quand j’avais 5-6 ans, on jouait ensemble et a surgi de nulle part un vieil homme exactement comme un tigre. Il nous a poursuivis. Pendant longtemps, on a pensé qu’il était moitié tigre moitié homme. Pleins d’histoires de ce type circulaient. Les parents les racontaient à leurs enfants. En réalité, cet homme était juste un pêcheur. Ce sont des histoires qui arrivent dans des villages où l’on est coupé du monde extérieur. On croit les choses qu’on nous raconte car on n’a pas d’autres sources d’informations. C’est d’ailleurs pour cela que le film s’appelle Year Without A Summer. En 1816, en Amérique du nord jusqu’en Chine, il n’y a pas eu d’été. Dans beaucoup d’endroits, on a considéré que c’était un désastre et c’est beaucoup plus tard qu’on a su qu’il s’agissait d’une éruption d’un volcan en Indonésie. C‘était une période où on ne savait pas pourquoi les choses arrivaient. On inventait alors des explications. C’était un monde plus naïf.

On a l’impression que les légendes viennent de la mer alors que le monde de la forêt est plus prosaïque et menaçant. Pourquoi ?

C’est personnel. Je me sens plus en sécurité dans l’eau qu’en forêt qui est plus menaçante. Je voulais surtout montrer le clair de lune. L’éclairage est très important pour moi dans ce film et dans mes souvenirs. Je voulais toujours décrire à mes amis la manière dont la lune se lève et se reflète sur la mer. C’est pour cela que je l’ai filmé. Je voulais absolument filmer en soir de pleine lune.

Year Without A Summer

Pouvez-vous nous parler de la production du film. Combien le film a-t-il coûté ?

Le film est entièrement financé par des aides de festivals, à hauteur de 50 000 euros. Mon premier film a uniquement été financé par le prix à Rotterdam, environ 10 000 euros.

Qui est le compositeur de la musique du générique de fin ?

À la base, le personnage principal devait être un chanteur et il y avait des scènes où il chantait. Mais l’acteur que j’ai choisi ne savait pas chanter (rires). On a donc tout coupé. J’avais commencé à écrire des paroles pour une chanson, j’ai demandé à un ami compositeur d’écrire un morceau et je l’ai mis au générique de film. C’est une personne qui se prend pour un chanteur de folk à la Bob Dylan, Azmyl Yunor.

Certains critiques vous considèrent comme une cinéaste féministe. Pourtant, l’univers de Year Without A Summer est très masculin. Est-ce que c’était une réaction à ce label ?

C’est possible car l’un de mes premiers courts qui a eu le plus de succès, A Tree in Tanjung Malim, était une autobiographie fictionnelle dont le personnage principal avait mon nom. Après cela, les gens ont commencé à me dire que je faisais des films féministes et nombrilistes. Pour contredire cela, j’ai réalisé un film avec uniquement quatre hommes qui discutaient entre eux. Mais là encore, quand le film a été projeté, les gens ont pensé que c’était un film extrêmement féministe. Il n’y a pas vraiment de mouvement féministe en Malaisie, donc je ne me pose pas vraiment la question.

Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui les a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.

Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?

Il y en a beaucoup. Je vais vous raconter mon premier souvenir de cinéma. Je vivais dans un village. Mes sœurs vivaient avec leur tante en ville et tous les vendredis soirs, mes parents m’emmenaient pour aller chercher mes sœurs. Avant de revenir au village, nous allions tous ensemble voir au cinéma voir un film. C’était dans les années 80, j’avais 3-5 ans, il y avait beaucoup de thrillers hongkongais et thaïlandais, généralement très violents et qui parlaient de vengeance. Je ne me rappelle rien sauf d’une scène qui est restée. C’était un film hongkongais avec un acteur qui a fait beaucoup de séries B. À un moment, il met une femme sur une table dotée d’une scie métallique et il coupe les jambes de la femme. Je me rappelle que mon frère a vomi et que ma mère a dû nous sortir du cinéma. Je me rappelle aussi avoir eu des bonbons grâce à cela. Cela devait être moi qui étais malade si j’avais eu une récompense (rires). C’est mon premier souvenir de cinéma vraiment horrible, mais j’ai quand même eu des bons moments également.

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Dans Year Without A Summer, il y a aussi des hommages très appuyés à des films que j’aime. La première partie est un peu comme L’avventura de Michelangelo Antonioni. J’ai même repris des plans de falaises du film. Je disais à mon directeur de la photographie de faire « des plans à la Antonioni ». La deuxième partie, je lui disais de faire des plans à l’Apichatpong. C’est devenu un problème par la suite car dans beaucoup de festivals, tout le monde me demande si je suis influencé par Apichatpong. Les gens voient surtout la jungle mais pour moi, la première partie c’est vraiment Antonioni. Peu de gens y voient cette référence.

Propos recueillis à Genève lors du Black Movie le 19/01/2013 par Victor Lopez (interview) et Julien Thialon (photos et retranscription).

Year Without A Summer de Tan Chui Mui est projeté dans le cadre du Festival Black Movie à Genève les 18, 20 et 21 Janvier.

Le lien vers la fiche du film ici !

Un gargantuesque merci à toute l’équipe du  Black Movie, et particulièrement à Melissa Girardet et Antoine Bal, sans qui rien de tout cela ne serait possible !