Les mondes flottants de Jean-Pierre Limosin (Kinotayo)

Posté le 11 janvier 2013 par

Après notre rencontre à Deauville (lire ici), c’est à Kinotayo, dont il siège désormais au conseil d’administration de l’association soutenant le Festival du film japonais contemporain, que nous avons de nouveau croisé la route de Jean-Pierre Limosin. L’occasion était alors idéale pour se pencher sur l’œuvre trop rare d’un cinéaste passionné par le Japon. Par Victor Lopez.

Jean-pierre Limosin

Cinéaste d’antan, mais toujours de notre temps

Si le cinéma de Limosin est avare en références, et rechigne à étaler sa culture, la cinéphilie du cinéaste nourrit pourtant de manière souterraine l’ensemble de son œuvre. C’est bien le cinéma d’Ozu, qui fut pour le jeune homme découvrant les films du réalisateur de Voyage à Tokyo à la Cinémathèque de Londres au début des années 80 le premier miroir sur le Japon, qu’il traversera pour aller y mettre en scène Tokyo Eyes (1998), Kitano, l’imprévisible (1999) et Young Yakuza (2007). Ce sont bien des rencontres de cinéma qui semblent avoir poussé le spectateur à prendre la caméra pour tourner en 1983 avec Faux Fuyants son premier film avec Alain Bergala, alors critique aux Cahiers du Cinéma. En considérant la filmographie de Limosin, (6 longs métrages et 4 films documentaires pour la série Cinéma, de notre temps réalisés en une trentaine d’années), l’impression d’une œuvre protéiforme, fabriquée, bricolée patiemment et lentement au fil des rencontres (Bergala, donc, mais aussi Kitano ou André S. Labarhe) des hasards de la vie et des envies se fait sentir. Une œuvre courte, profondément humaine, mais aussi difficile à cerner, constamment entre plusieurs mondes : la France et le Japon, le documentaire et la fiction, le cinéphilie classique (Ford, Ozu) et une connexion constante au monde contemporain, à la jeunesse et à la liberté, doublée d’une envie de briser les cadres, les genres et les formes.

À travers quatre axes inspirés par les cinéastes sur lesquels Limosin a travaillé pour Cinéma, de notre temps (l’intime pour Cavalier ; le social pour les Dardenne, le Japon pour Kitano ; la représentation pour Kiarostami), notre volonté n’est certainement pas d’enfermer cette œuvre libre et hors cadre dans des cases identifiables et réductrices mais plutôt d’esquisser succinctement quelques frontières et les contours des « mondes flottants »,  pour reprendre l’expression de son auteur, qu’il nous permet de visiter de films en films, de rencontres en rencontres et vous donner aussi envie de les découvrir.

Le social – d’après Le Home Cinéma des frères Dardenne (2006)

« Ce film est imaginaire. Il ne montre pas comment sont vraiment les choses et les hommes. La réalité est pire. » (dans Gardien de la nuit)

Si l’on peut souligner l’amour de Limosin pour le cinéma classique de Ford et Ozu, son univers semble pourtant préoccupé par d’autres sphères sociales et travaillé par d’autres préoccupations que ceux des cinéastes japonais et américains. Alors que les personnages de Ford sont toujours du côté de la loi, ceux de Limosin aiment faire un pas de côté et sont peu prompts à se laisser dicter leur mode de vie par des shérifs garants d’une morale normée. Au contraire, leur liberté et leur indépendance passent par la transgression, pas même forcément volontaire, mais toujours en dehors des diktats sociaux. S’ils étaient dans un film de Ford, ils ne seraient certes pas du côté de Liberty Valance, mais seraient révoltés par l’autorité bonhomme de Tom Doniphon (John Wayne) et peu enclin à suivre l’idéalisme d’un Stoddard (James Stewart) dans L’Homme qui tua Liberty Valance. Comme le dit le héros de Gardien de la nuit, il vit « en dehors du bien et du mal« . À son image, les personnages de Limosin suivent le chemin de voyoux-rêveurs, s’improvisant « vigilante » et redresseurs de torts eux-mêmes un peu tordus, bien loin d’un Charles Bronson, mais armés de lunettes déformantes et d’un pistolet tirant de travers (Four Eyes dans Tokyo Eyes).

Tokyo Eyes

Il est ainsi cohérent que lorsque Limosin réalise un documentaire sur la jeunesse japonaise, il se focalise sur les yakuzas (Young Yakuza), témoignant encore de son goût pour les parias et les marginaux vivant dans la grisaille d’un monde sans morale, comme parallèle à la société et au monde bien tranquille des gens ordinaires. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le protagoniste de Young Yakuza, vite lassé par la rigidité du monde des gangsters, son écrasante hiérarchie et la lourdeur de ses cérémonials déserte rapidement, par goût pour la liberté, et certainement un peu de fainéantise, le clan qui l’avait accueilli, et par la même occasion, le film dont il devait être le héros.

L’intime – d’après Alain Cavalier : 7 chapitres, 5 jours, 2 pièces cuisines (1996)

« L’empire de la beauté est plus grand que le monde de la morale. » (dans Young Yakuza)

C’est certainement ce goût pour les marginaux vivant entre deux mondes qui fait que Limosin filme finalement très rarement le fonctionnement de cellules sociales et se concentre sur l’individu. Police, gangsters, groupes sociaux existent, mais se délitent à l’image du revirement de sujet de Young Yakuza à mi-parcours pour faire émerger un individu, bien mal à l’aise dans ces groupes. Si Ozu est le cinéaste de la famille japonaise, son influence sur Limosin n’est alors certainement pas d’ordre thématique : la cellule familiale est toujours absente de ses films (Gardiens de la nuit), réduite au minimum (un frère, une sœur dans Tokyo Eyes), complètement occultée (Novo) ou substituée par autre chose (Young Yakuza). Le cadre social, quel qu’il soit, aliène les personnages des films de Limosin, et c’est dans l’intimité de rencontres individuelles, souvent amoureuses, qu’il vont s’épanouir. Celles-ci sont à inventer et réinventer constamment, aux formes changeantes et sans cesse nouvelles comme si la liberté ne pouvait arriver que dans le présent perpétuel, comme celui qu’expérimente le héros de Novo, privé de souvenir et de mémoire.

Le Japon – d’après Kitano, l’imprévisible (1999)

« J’ai découvert les films d’Ozu dans les années 80 à la Cinémathèque de Londres et cela m’avait vraiment passionné » (Entretien avec Limosin)

Kitano

C’est donc étrangement dans une des sociétés que l’on imagine parmi les moins individualistes du monde que le cinéma de Limosin trouve à de nombreuses reprises son point d’ancrage : le Japon. Si les trois films qu’il a tournés au Japon présentent nombres d’éléments qui peuvent sembler emblématiques au point d’en devenir des lieux communs – la culture otaku dans Tokyo Eyes, les yakuzas dans Young Yakuza, le cinéaste japonais contemporain le plus connu en Occident dans Kitano, l’imprévisible – cet élément seul rend sa vision du Japon singulière, et vient briser quelques stéréotypes qui lui sont généralement associés. En ce sens, et c’est là toute la beauté du pays vu par Limosin, le Japon n’est pas un ailleurs, mais un autre ici fantasmé. Soit exactement comme peut l’être l’Iran de Kiarostami ou la France de ses autres films. Même s’il faut bien l’avouer, le fantasme sonne plus juste là-bas qu’ici et qu’une langue cherchant une poussière dans l’œil dans le métro de Tokyo (Tokyo Eyes) marque finalement plus que le décalque qu’une photo d’Araki en France (Novo). Osons la boutade : Limosin est sans doute un meilleur cinéaste japonais que français, et ainsi, s’il ne fallait garder que deux films de sa filmographie, ce serait certainement Tokyo Eyes, chef-d’œuvre pop ayant fait rêver en japonais toute une génération de Français, et Young Yakuza, sublime documentaire sur le paraître et la représentation.

La représentation – d’après Abbas Kiarostami – vérités et songes (1994)

« Que ce soit du documentaire ou de la fiction, notre art consiste à dire un grand mensonge au spectateur et de le présenter de sorte qu’il le croit. Qu’une partie soit réelle et une autre reconstruite ne le regarde pas. L’important est d’arriver à la vérité« .(Kiarostami)

L’indécision frappe en effet le spectateur de Young Yakuza, qui se demande dans quel mesure ce qu’il voit est mis en scène, et surtout par qui : Limosin ou ses protagonistes ? La première question n’a guère d’importance et ne gêne que les naïfs qui croient encore à la possibilité d’une vérité brute du cinéma documentaire, mais elle met en lumière la belle thématique shakespearienne du film : la vie est une perpétuelle représentation et nous sommes sans cesse en train d’interpréter un rôle. Le documentaire de Limosin est ainsi de l’ordre de la captation d’une pièce sur la représentation. Les acteurs jouent le rôle de leur vie : ceux de yakuzas, se devant de rester perpétuellement dans leurs personnages. Reste ainsi en mémoire une sublime séquence, au cours de laquelle le chef du clan yakuza au centre du film oublie un instant son statut alors qu’il veut faire venir dans la pièce l’un de ses sous-fifres. L’espace d’un instant sidérant, la vérité se faufile dans la fausseté de la représentation.

Young Yakuza

Quant à savoir qui dirige qui, c’est l’un des mystères du cinéma de Limosin et une de ses grande forces : celle de nous faire croire à l’existence préalable de ce qu’il filme. Comme si le monde était là, et qu’il suffisait de le montrer pour faire du cinéma. Et s’il semble éloigné de notre réalité, c’est sans doute simplement parce que nous regardons mal notre quotidien, peut-être aveuglés par une poussière dans l’œil que le cinéma de Limosin nous propose d’enlever doucement, d’un sensuel coup de langue.

Victor Lopez.

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