L’Assoiffé (Pyaasa) de Guru Dutt (DVD)

Posté le 19 octobre 2012 par

Fantôme inflexible, le temps disperse poussière et efface souvenirs. Les hommes trépassent tandis que certaines œuvres subsistent. Avec une sensibilité à fleur de pellicule, Pyaasa (L’Assoiffé) s’immortalise comme l’un des colosses de l’histoire du cinéma. Et c’est peu dire ! Né sous les étoiles propices de l’an de grâce 1957, correspondant à l’âge d’or du 7ème art hindi, cette tragédie sociale éclipse ses rivales cinématographiques. Pyaasa, œuvre multiforme, s’incarne, a priori, sous les atours d’une adaptation du Srikanta. Si l’ombre du romancier de Devdas plane sur ce film, Guru Dutt nous réserve moult surprises. Aux rênes de ce projet, qu’il produit, réalise et interprète, il hisse le cinéma vers des sommets. L’Everest, l’Olympus Mons, de la bobine indienne, le voici avec ce chef-d’œuvre intemporel ! Par Marjolaine Gout.

Le point de départ : un poète. Celui-ci tente envers et contre tous de vivre de ses créations. Cependant, ne parvenant point à se faire publier et subissant la honte, les reproches et chagrins, il fait deux rencontres décisives : le mari de son ancienne flamme, un éditeur, et une prostituée éclairée et aimante. L’un le détruira, l’autre l’épaulera.

Pyaasa s’ouvre à l’image d’une pastorale, célébrant l’humus, le terroir et les petits bourdons ! Mais ceci n’est qu’un leurre. La nature est rattrapée et rapidement piétinée. La quiétude de la végétation laisse place à un monde morose et désincarné. Guru Dutt transpose une atmosphère, sa vision désenchantée d’une terre aux portes de la rupture. Rappelons-le, à cette époque, celle de l’indépendance des Indes, les changements politiques et la dynamique historique laissent cette nation au bord de l’implosion. Conflits religieux, conflits d’idéaux, cette ère de transition marque la dislocation de la société avec une partition latente et un exode forcé de la population. Ainsi, quel meilleur transfert que de développer un film autour d’un artiste. Imbibé telle une éponge par le monde qui l’entoure, il se mue en fin observateur. Il nous guide dans son voyage intérieur en inadéquation avec cette société. Tel le propre de bons nombres d’artistes, il se retrouve déplacé, esseulé dans un univers qui lorgne vers le modernisme et le capitalisme et en oublie les valeurs humaines. Néanmoins, ne pensez pas que ce film vous plombera par la noirceur de ses propos ! Au contraire, suivant la structure des films commerciaux hindi, Guru Dutt offre des interludes comiques. De quoi apporter équilibre et légèreté dans ce cosmos de brutes !

Poème sur la désillusion, ce chef-d’œuvre est constellé par Guru Dutt de thématiques et de genres. L’élégie, la romance se bousculent pour donner corps à un classique ô combien sémiotique. Le sens, les sens qui traversent ce film se conjuguent avec singularité et sous des formes plurielles. Historique, christique, homérique, artistique, philosophique, sociologique et même autobiographique ! Ces adjectifs se matérialisent, à l’écran, magiquement.

Jadis, Guru Dutt souligna que l’influence de son film provenait d’Homère et plus spécifiquement d’une phrase de Thomas Heywood : « Sept cités se disputaient Homère mort, Lui qui, vivant, n’eut pas un toit sur sa tête ». Dutt esquisse en effet un parallèle de cet aphorisme tout au long de son film. Pour exemple, condensé en un dialogue, il fait déclamer à son personnage principal : « J’en veux à cette culture qui rend un culte aux morts et foule aux pieds les vivants, qui voit dans l’empathie un signe de lâcheté et dans l’humilité un signe de faiblesse. » Guru Dutt nous fait du Sophocle. Enfin, ici son poète tient bien de cet autre grec : Homère. Tout comme dans La République de Platon, le versificateur est banni de la cité « idéale ». Car en effet, dans ces temps reculés, la poésie avait des similitudes avec l’écran cathodique. Considérée par Platon comme affaiblissant les esprits par ses artifices, elle pouvait aisément corrompre les esprits. La vision de l’Art selon Dutt diffère de ce jugement et tend à se rapprocher d’autres grands philosophes. L’universalité et le désintéressement qui la caractérisent, c’est l’approche même de Dutt avec ce film. Loin d’être une pâle imitation, Dutt bouscule ici le petit monde du film narratif et offre une œuvre d’art en soi où la beauté déborde de tout savoir possible et l’originalité, le génie et sa liberté d’action priment. De même, il évoque en filigrane l’art et le partage ayant le pouvoir de former une société : « le début de la civilisation ». Pourtant cet idéal est ici remis en jeu à diverses reprises et s’effrite dans une séquence apocalyptique où s’effondrent l’ordre et la foi de Dutt pour un monde de paix.

Avec des embardées de caméra, ses fameux « plans Guru Dutt » (gros plans avec une lentille de 70 mm à 100 mm), ses séquences musicales imbriquées dans l’action…, Dutt redéfinit alors le cinéma hindi à la convergence des films commerciaux et d’art et d’essai.
Il aurait pu s’en tenir à cela, mais il peaufine un fil conducteur esthétique où nulle barrière culturelle ni religieuse ne le limite dans sa création.
Qu’à cela ne tienne, il sème de-ci de-là l’image christique. De part et d’autre de son film, Jésus s’invite sur la pellicule ! Ainsi, au détour d’un magazine, le Christ y orne la couverture. Dans une autre séquence, le poète entonne un ghazal en imitant la fameuse pose en croix. Et que dire du personnage interprété par Waheeda Rehman ! Prostituée puis disciple et témoin d’une résurrection, elle s’invite en Marie-Madeleine. Mais surtout, le déroulement narratif est criant. Notre poète subit un véritable chemin de croix avant de « ressusciter » aux yeux de la plèbe dans une posture de crucifié, appuyée et illuminée en contre-jour par une lumière « divine ». Comme Christ, il poursuit une carrière de prédication avec sa poésie. Mais surtout, à l’image du discours de Charlie Chaplin dans The Great Dictator (Le Dictateur), Dutt met en garde et tente d’ouvrir les yeux de ses concitoyens. L’homme est faillible, le monde corrompu, mais aux tréfonds de l’être humain, une lueur d’espoir habite ces carcasses. La figure de ce rêveur, égrenant des rimes avec ardeur et cœur, en est la preuve !

Si ces symboliques fourmillent, le film recèle encore d’un sous-texte riche. La fiction sert de déguisement. Car derrière cette quête du poète, c’est en fait son histoire que Guru Dutt met soigneusement en scène. Ses interrogations, ses tourments, tout y passe. Écartelé entre deux femmes à l’écran, il le fut de même à la ville entre son épouse (la chanteuse Geeta Dutt) et sa maîtresse qui joue ici la prostituée (Waheeda Rehman). Les femmes ont un rôle de révélateur dans ses films. Mala Sinha et Waheeda Rehman reflètent ainsi un dilemme sentimental réel et une dynamique conflictuelle, dynamique historique qui se déroulait alors.

Entre fiction et réalité, Guru Dutt nous sert son âme sur pellicule argentique. Dans ce film dense où les axes s’enchevêtrent sans fin, il érige une œuvre hors du temps et certes en cohésion avec le présent. Un classique profondément humaniste, mettant aux nues les chaînes qui tenaillent et freinent une société bernée par la possession, la corruption, les apparences, le pouvoir, la quête de reconnaissance. En somme, des vanités qui condamnent l’être humain et dont seul un poète peut déceler les maux. Comme remède, l’artiste s’efface, mais l’œuvre reste. Et quelle œuvre !!! Une symbiose de chant et musique, où la composition de chaque plan flirte avec une perfection esthétique.

Marjolaine Gout.

Verdict :

L’Assoiffé de Guru Dutt, disponible en DVD dans le coffret Guru Dutt, une légende de Bollywood, par Carlotta, depuis le 27 septembre 2012