La face cachée de Kurosawa Kiyoshi

Posté le 17 mai 2012 par

Retour sur les premiers films inédits du cinéaste découverts lors de sa rétrospective à la Cinémathèque Française. Par Frédéric Rosset.

Il y a peu de temps s’est achevée à la Cinémathèque Française la rétrospective du cinéaste japonais Kurosawa Kiyoshi. En tout, une trentaine de films étaient présentés, plus trois séances spéciales sur ses réalisations dans diverses séries télévisées, soit la plus grande rétrospective sur un cinéaste en terme de quantité de films jamais organisée au sein de la prestigieuse institution. Un événement d’autant plus marquant quand l’on constate qu’une majorité des films présentés (18, en ne tenant compte que des longs métrages) était jusqu’alors totalement inédits en France, n’ayant bénéficié de sorties ni au cinéma, ni en DVD. Cela s’explique principalement par la découverte tardive du réalisateur en Occident, avec le célèbre Cure, datant de 1997, qui fit sensation dans plusieurs festivals du monde entier. Sa réputation était faite, et deux ans plus tard, en 1999, le film sortait dans les salles françaises. Mais à cette date, Kurosawa  Kiyoshi est un cinéaste en activité depuis déjà 15 ans !

Il faut dire que la première partie de sa carrière est assez chaotique. Il commence à la Nikkatsu, une société de production entre autres spécialisée dans le Pink Eiga, des films érotiques qui bénéficient d’une sortie en salle au Japon. Cela donnera naissance à ses deux premiers films officiels, Kandagawa Wars (1983) et The Excitement of the DoReMiFa Girl (1985). Kurosawa a carte blanche, du moment qu’il remplit son quota de scènes de sexe simulé. Le résultat est étonnant. Il est très clair que le but de Kandagawa Wars n’est pas de nous exciter, mais de nous faire rire. La bouffonnerie des personnages, le sentiment de liberté aussi bien dans le fond que sur la forme, la mise en scène n’hésitant pas les expérimentations diverses, tout cela rappelle sans extrapoler la Nouvelle Vague française, principalement les débuts de Jean-Luc Godard (Tous les garçons s’appellent PatrickÀ bout de souffle, Une femme est une femme). Même les passages sexuels obligatoires subissent cette influence, l’une d’entre elles étant entièrement doublée par une voix off, une autre expérimentant la jump cut à outrance. Cet aspect comique ne sera pas du tout du goût de la Nikkatsu, qui commandera tout de même un second film. The Excitement of the DoReMiFa Girl, seul film malheureusement indisponible lors de la rétrospective, ira encore plus loin, ce qui provoquera le renvoi de Kurosawa Kiyoshi.  Il est alors blacklisté, et vit par la suite une traversée du désert. Ses films suivants sont encore des films de commande, la plupart pour la télévision, mais cette fois, sûrement craintif d’être définitivement interdit d’exercer son métier, Kurosawa suit à la lettre le cahier des charges. Cela donne des résultats très inégaux, aussi bien dans le film de genre (dont le principal représentant est Le Gardien de l’enfer, pathétique série B trop classique pour être honnête, aux antipodes de ses films de fantômes qui feront plus tard sa réputation), que dans les films de yakuzas.

Kandagawa Wars

Mais l’œuvre qui se démarque de par sa singularité de cette période pré-Cure est une série de six téléfilms intitulée Suit Yourself or Shoot Yourself. Avec ces films, Kurosawa Kiyoshi confirme qu’avant de s’attaquer aux fantômes métaphysiques, il est un excellent réalisateur de comédies. On suit les aventures de Yuji et Kosaku, deux petits voyous gentils comme tout qui se retrouvent toujours à devoir se battre contre des yakuzas, pour des questions d’argent ou pour les beaux yeux d’une demoiselle (le plus souvent les deux). Avec ces films, Kurosawa s’amuse comme un petit fou, et nous avec. Hormis le duo particulièrement efficace, Suit Yourself or Shoot Yourself doit bon nombre de ses effets comiques à des seconds rôles irrésistiblement absurdes et décalés. Si le contenu peut surprendre ceux qui ne connaissaient que les films du cinéaste de ces quinze dernières années (quoique, Kurosawa n’a jamais abandonné son humour bien particulier, on le retrouve notamment dans Tokyo Sonata, son dernier film en date), la forme reste assez proche de ses habitudes. Peu de découpage, mais des plans larges, où la mise en scène se fait à l’intérieur, par le placement très précis des personnages, et par des cadres dans le cadre.

Suit Yourself or Shoot Yourself

Les cinq premiers épisodes se ressemblent. Un événement bouscule la vie du duo, ils aspirent alors à changer radicalement leur quotidien (vivre à l’étranger, devenir riche), et, après maintes péripéties, reviennent finalement à la case départ. Ils ne peuvent pas évoluer, mais ont au moins le mérite d’arriver à se sortir de toutes sortes de situations compliquées.Le sixième et dernier opus est quant à lui complétement différent. Il commence comme n’importe quel épisode. Yuji et Kosaku font la connaissance d’un jeune homme qui a un problème avec un yakuza et décident de l’aider. Mais très vite, les rôles s’inversent. Le yakuza s’avère ne pas en être un, et le jeune homme devient un politicien avide de pouvoir. Et alors, tout fout le camp ! Le ton se modifie. La belle vie insouciante, la naïveté, c’est fini ! Nos héros sont confrontés à un changement majeur dans la vie du Japon qui se modernise et devient en même temps de plus en plus cynique. Et Yuji et Kosaku, qui jusqu’à présent étaient incapables de changer d’un iota dans chaque épisode, sont condamnés à disparaître. Cette évolution sans transition détonne, aussi bien dans le fond que dans la forme, et fait le lien avec l’œuvre à suivre de Kurosawa Kiyoshi. Nous sommes désormais dans une société individualiste, prête à imploser à tout moment, et envahie par les fantômes du passé, dont Yuji et Kosaku sont les premiers représentants (la série se termine par un courant d’air, signe d’une ultime présence avant de s’en aller pour de bon).

Première scène de l’épisode 6 où le ton change radicalement. Un plan séquence de 6 minutes montrant la ville de nos héros en ruine.

Cette thématique traversera toute la seconde vie de cinéaste de Kurosawa, que ce soit avec ses films de fantômes (Kaïro, Séance, Rétribution), qu’avec ses films terriblement pessimistes sur l’avenir de la société japonaise (Charisma, Vaine Illusion, Jellyfish). Seul son dernier, Tokyo Sonata, finit sur une note d’espoir, sur la possibilité d’un renouveau, qu’une nouvelle génération est capable de nous sortir de cette sclérose qui nous ronge petit à petit. Il sera intéressant de voir avec les prochains films du cinéaste, que l’on espère voir sur nos écrans au plus vite, si ce film est une exception ou s’il annonce une troisième partie dans sa filmographie, faisant le lien entre la liberté de ton post-Nouvelle Vague du début des années 90 et la maîtrise sidérante de ses films de genre débutés à la fin de ces mêmes années.

Frédéric Rosset.

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