Deux films du réalisateur Wang Bing sont distribués dans les salles françaises en mars par Capprici Films. Fengming, Chronique d’une femme chinoise (en salles le 7 mars) et Le Fossé (en salles le 14 mars) retracent un passé qu’il ne faut pas oublier. Nous avons rencontré Wang Bing à l’occasion de cet évènement cinématographique. Par Alexandra Bobolina.
Wang Bing est déjà connu du public international avec son regard poignant sur le passé de la Chine communiste. En 2003, il fait ses débuts avec le film À l’ouest des rails. Par son sujet (la vie ouvrière), par son image, sans parler de ses 9 heures de documents visuels, il exprimait la force imposante de l’Histoire du présent chinois. Toujours impitoyable, il conteste les crimes oubliés de l’Etat par la société contemporaine avec Fengming, Chronique d’une femme chinoise (2007) et Le Fossé (2010). De ces deux œuvres, il construit un monument à la mémoire des victimes des camps de rééducation créés par le prolétariat dans les années 50. Interdits en Chine, les deux films sortent dans les salles françaises en 2012, comme un appel « pour qu’on sache, pour ne pas oublier ».
Les thèmes peu flatteurs pour la dictature chinoise sont toujours au cœur du cinéma de Wang Bing. C’est le cas aussi avec À l’Ouest des Rails, Crude Oil, L’Argent du Charbon, qui ont tous laissé leur trace dans les nombreux festivals internationaux et ont été censurés en Chine. Fengming, Chronique d’une femme chinoise, sélectionné à Cannes en 2010 et Le Fossé, montré au festival de Venise en 2011, suivent aussi ce chemin, mais sont d’une certaine manière une première par leur sujet. Le cinéma chinois, même celui d’auteur en marge de la censure, n’a pas encore retourné son objectif vers cette époque de la République populaire de Chine.
Ce sont deux variations, deux regards envers un même fait. La première, sous la voix indifférente de Hé Fengming, dans le documentaire Fengming, Chronique d’une femme chinoise, et la seconde à travers les images froides désignant le camp de Le Fossé dans la fiction. Les deux films ont été conçus presque parallèlement dès 2004 quand Wang Bing a commencé à travailler sur un recueil de nouvelles de Yang Jiabianjou sur les hommes et femmes envoyés dans les camps. Une tragédie humaine avait marqué le régime de la « dictature du prolétariat » et Wang Bing a voulu rendre hommage aux victimes de cette époque. Des centaines de milliers de chinois (les chiffres officielles sont considérablement sous-estimés selon les ONGs), dont la plupart des intellectuels, ont été envoyés dans des camps de rééducation pour avoir critiqué le régime qui venait de s’établir. Parmi eux, paradoxalement, nombreux étaient des militants de la révolution culturelle. La tragédie de ces vies brisées est illustrée à travers l’histoire personnelle d’une survivante : Hé Fengming. Son témoignage est aussi une introduction à Le Fossé qui en donne les éléments essentiels des pourquoi, quand et comment. Les événements ont lieu dans le deuxième récit.
Le témoignage de Hé Fengming est mis en scène avec un talent cinématographique incontestable dont la fermeté se fond avec celle du personnage. La femme qui a inspiré Wang Bing est reprise pendant 186 minutes en seulement trois plans. Avec la seule force des mots, elle conduit le spectateur dans son passé sans aucune hésitation dans le timbre, ni aucun mélodramatisme dans ses propos. Il est inimaginable de retrouver cette même intensité illustrée avec d’autres moyens, que ceux, si pauvres et sobres, que Wang Bing emploit pour son film. L’histoire de Hé et de son mari est vivante dans chaque détail et impose sa cruauté et son ironie dans le silence complet traversé seulement par la voix de la survivante.
Le Fossé, première fiction pour Wang Bing, reste ainsi cruellement réaliste et déchargé de « cinéma ». Le réalisateur, étant obligé de tourner en clandestinité, le film est très ascétique et les modestes moyens (HDV, peu de lumière, pas de décors ni d’intervention sur le paysage ou même le son) reflètent une époque de famine avec des images qui n’hésitent pas à choquer. L’accent mis sur ce passage vers la mort, la terreur prend parfois le pouvoir sur la narration et c’est la violence crue qui prend le dessus. Alors que la personne de Fengming est une métaphore de la conscience du passé pour le regard vers le futur, dans Le Fossé il n’y a pas de vrai développement malgré une fin de faux espoir.
La beauté n’a pas de sens dans ces existences, voici pourquoi l’esthétisme de certains plans est tacite et imperceptible. Une seule lueur : les couvertures qui accompagnent tous les plans sont plus vives que les personnages auxquels elles servent, malgré la poussière et la saleté omniprésentes. Elles sont les témoins de ces corps souffrants, qui, tôt ou tard vont être enterrés, enveloppés dans ces mêmes couvertures. Et quelque chose de pire que la mort s’impose : l’impuissance de l’homme face au pouvoir, face à la nature. La fragilité de la vie est montrée avec distance, ce qui rend l’appel encore plus violent.
Voici ce que Wang Bing a dit pour les lecteurs d’East Asia :
Enfant, vous avez souvent assisté à des séances de critiques consacrées à ces « mauvais éléments » qui venaient pour être rééduqués. C’était un sujet qui vous vouliez aborder depuis un moment ?
Wang Bing : C’est après avoir fait À l’ouest des Rails que j’ai commencé à me pencher sur cette période et à avoir envie de traiter le sujet. Il y a eu parallèlement le portrait de Fengming et Le Fossé, mais mes souvenirs personnels ne remontent qu’aux années 70, entre 1976 et 1980. Les séances de lutte dont je faisais mention concernaient parfois des « droitiers », qu’il y a eu pendant la révolution culturelle comme en 1957, mais cela pouvait être aussi des séances de lutte contre des criminels de droit commun, tout type de personnes de mauvaise naissance, qui étaient catalogués en tant que mauvais éléments à l’époque pour différentes raisons, pas forcément des « droitiers ». Ce qui caractérisait ces séances était que dès qu’il y en avait une, on demandait à tout le monde de venir y assister.
C’était davantage l’histoire ou la personnalité de Fengming qui vous a frappé ?
Wang Bing : Ce qui m’intéressait était ce que cette personne avait vécu. Elle était l’une des personnes que j’ai interviewées parmi d’autres. Mais elle avait comme particularité son identité en tant qu’épouse de droitier et elle-même droitière. Elle était aussi survivante de cette période de l’histoire dans les camps et elle pouvait ainsi elle-même la raconter. À travers elle, j’avais un accès direct à la réalité. Elle représentait, dans un certain sens, un pont vivant avec le passé. Je n’étais pas né, je n’avais pas vécu ces choses-là. Elle nous permet de comprendre l’histoire de notre pays, l’état de notre pays à cette époque.
Le projet Le Fossé était déjà en cours quand vous avez connu Fengming. Avez-vous pensé que les deux films étaient complémentaires ?
Wang Bing : Non, c’était un peu le hasard des circonstances, ce n’était pas un projet global. Le témoignage a été filmé, j’ai essayé de le rendre le plus abouti possible et puis c’est devenu un projet interdépendant de l’autre film. On a alors décidé de les sortir en même temps.
Comment expliquez-vous cet effet hypnotique qu’ont les mots de Fengming ? Vous étiez conscient de cet effet ? C’est la reproduction de la première rencontre que vous avez eu avec elle ?
Wang Bing : Il n’y a eu aucune réflexion formelle ou autre. On devait filmer en un jour dans les conditions qu’on avait. J’étais sur place un tel jour, ça a quasiment été filmé en trois jours. Je suis arrivé l’après-midi, j’ai tourné le soir le témoignage, le deuxième jour j’ai filmé encore un peu, le troisième j’ai pris quelques plans de son quotidien dans son appartement. Enfin, le sixième et septième jour, je l’ai filmée en train de manger chez elle.
Certains vous comparent à Jia Zhang-ke, avez-vous ressenti son influence ou celle d’autres cinéastes de Chine contemporaine ?
Non, c’est rare qu’on nous compare. On a un style différent, on fait même partie d’un système de valeurs différentes et de parcours différents.
Vos films sont aujourd’hui interdits en Chine, ceux à travers lesquels vous voulez passer un message à la jeune génération de votre pays. Par quels canaux ce message pourrait leur parvenir ?
Wang Bing : C’est vraiment difficile à dire. Pour moi, réaliser un film représente des difficultés telles, qu’au niveau de la diffusion c’est encore plus difficile. Il y a besoin de personnes pour le faire, pour que la situation soit meilleure par rapport à l’actuelle. Nous ne pouvons pas savoir quand les gens pourront accéder normalement à ces films.
Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film l’ayant particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Wang Bing : C’est toujours très difficile de parler des films des autres. Je me rappelle le film de Pedro Costa, Dans la chambre de Wanda. Il y a une scène avec deux protagonistes allongés sur un lit en train de discuter. Ce moment du film me revient souvent, par le sens qu’il me transmet de l’aridité et de la fragilité de la vie, comme quoi la mort n’est jamais loin.
Je pense aussi à Stalker de Tarkovski, à une scène où les personnages sont dans un lieu très isolé et se mettent à parler d’une personne qui est disparue dans le voisinage. Puis, ils parlent d’autres personnes. Et, en fait, les gens en question sont complètement déconnectés de l’histoire et n’interviennent pas dans le film.
A.B. Qu’est-ce que vous aimerez dire aux lecteurs d’East Asia ?
Wang Bing : Je voudrais simplement dire que Fengming a été filmé en 2007, Le Fossé en 2010 et c’est seulement maintenant qu’ils rencontrent leur public. Tout le processus de travail a été très difficile. Ce sont 6 années et le fait que les gens puissent voir ces films et comprendre ce dont ils parlent me fait ressentir des sentiments ambigus. Je suis, bien sûr, heureux et, en même temps ces années me confrontent au détachement par rapport à ces films.
Propos recueillis à Paris, le 28 février 2012, par Alexandra Bobolina.
Deux films de Wang Bing : Fengming, Chronique d’une femme chinoise, en salles le 7 mars, et Le Fossé, en salle le 14 mars.