1969, Gosha Hideo continue sa réflexion sur le statut de samouraï. Après le totalement désenchanté Goyokin, Hitokiri finit d’enfoncer le katana. Retour sur un chef d’œuvre du chanbara. Par Jérémy Coifman.
La pluie battante, des hommes se battent sauvagement et Izo (Katsu Shintaro hallucinant) assiste, spectateur, à la tuerie. Ne pouvant intervenir, il est censé apprendre, grâce à ce bain de sang, comment bien faire son « travail ». Izo est assassin pour le clan Tosa. C’est l’instant de la révélation. Tenchu ! Tenchu ! (punition divine), crient les assassins, et Izo, en gros plan, le regard fou, comprend où est sa place. « Je pourrais tuer » se dit-il.
L’homme est pauvre, endetté, et de surcroît ne sait pas trop quoi faire. Le début du film nous le montre chez lui, tranchant de son sabre divers objets. La violence fait partie de lui. C’est un chien fou, non éduqué, pas très futé. Pourtant il a un talent que Hanpeita (Nakadai Tatsuya effrayant) lui reconnaît immédiatement : c’est un tueur hors pair. Hanpeita est le chef du clan Tosa. Manipulateur, prêt à tout pour arriver à ses fins, l’homme sait comment attirer l’attention du rōnin Izo.
On le voit ruminer, se plaindre, voulant plus d’argent, rêvant d’ascension sociale. Hanpeita trouve donc un pantin, efficace qui plus est. Le rōnin fait partie d’un clan, il en est très fier et le crie à qui veut l’entendre. On le voit marcher au milieu de sa « famille », mais on voit dès le premier regard que quelque chose ne va pas. Hanpeita mène fièrement la troupe et Izo se retrouve au milieu de tous ces élégants samouraïs, lui, la bête hirsute.
Toutefois, au fil de ses assassinats, il gagnera une réputation. Tout le monde connaît Okada Izo et tout le monde le craint. On le voit au bar local, boire du saké sans payer, sourire aux compliments de la belliqueuse tenancière. Pourtant, l’assassin n’est pas à sa place. Et beaucoup d’éléments vont le prouver. Malgré l’aura et les verres gratuits, Izo reste un sauvage, un paysan. En dépit d’un désir éprouvé pour une belle noble, il devra se contenter d’une prostituée de seconde zone. Les scènes où l’on voit le mépris de la noble pour Izo sont édifiantes. La prostituée est endettée, comme lui, et elle doit même subir les rudes manières du rōnin.
Mais Izo est aveuglé par ses rêves de noblesse. Manipulé par Hanpeita, servant un pouvoir chancelant, il s’enfonce peu à peu. Gosha montre un monde qui touche à sa fin, les loyalistes tentant de préserver le pouvoir en place, le système féodal. De par ses assassinats et sa fidélité au clan Tosa, Izo sert les gens qui l’enferment dans sa condition. Paradoxe tragique pour ce personnage complètement perdu. Il s’enfonce dans une spirale meurtrière, ne sachant même plus pourquoi il se lance à corps perdu. « J’ai oublié de crier Tenchu ! » lancera-t-il à un Hanpeita moqueur. Tenchu ! Ce mot qui lui a donné l’inspiration, ne veut plus rien dire du tout. Il est juste prétexte à encore plus de sang au nom d’un système condamné.
Deux personnages vont émerger au milieu de cette lutte, symboles des deux clans qui s’affrontent. Il y a d’abord Sakamoto (Ishihara Yujiro) qui est un grand ami d’Izo. Ils se comprennent et entretiennent une relation fondée sur la fidélité. Mais Sakamoto n’est plus membre du clan Tosa, il a renié la cause des loyalistes. Il est maintenant considéré comme un traître. Pourtant, Sakamoto agit comme la conscience d’Izo, sur lequel il continue d’avoir une forte influence. C’est d’ailleurs lui qui fera prendre conscience à l’assassin qu’il n’est qu’un « chien ». Dans cette scène incroyable, Sakamoto parlera sans peur à son ami. C’est d’ailleurs le seul qui ose lui parler franchement, quand tous se perdent en révérences.
Puis il y a Shinbei (Mishima Yukio), autre samouraï réputé. Jouant d’abord sur leur rivalité (scène très drôle de la tenancière qui titille Izo), Gosha va vite montrer qu’entre les deux hommes il y a une certaine entente, un respect mutuel. Shinbei est le total opposé d’Izo. Bien habillé, propre, poli et calme, il détonne face au caractère volcanique de l’assassin du clan Tosa. Shinbei respecte le Bushido, fidèlement, aveuglément. Il a réussi là où Izo échoue. Shinbei a évolué socialement. Quand on connaît la philosophie et le mode de vie de l’écrivain Mishima Yukio, le choix de Gosha s’avère génial. Néanmoins, c’est à une scène qu’ Hitokiri doit sa réputation (et c’est bien dommage) : le fameux hara-kiri de Shinbei qui préfigure le véritable suicide de Mishima, un an plus tard. La scène est tragique, brutale, mais hélas fait de l’ombre au reste du film.
Au-delà du discours passionnant, Hitokiri est un bonheur visuel de tous les instants. Le cinéaste nous plonge dans un univers crépusculaire et violent. Ici les affrontements sont à l’image du personnage d’Izo : brutaux et chaotiques. C’est sauvage, les corps se font difficiles à trancher, le sang gicle par litrons. Gosha Hideo, avec son sens du cadre affuté, parvient à rendre les états d’âme des personnages tour à tour perdus, vengeurs ou tout simplement tristes. Cette scène où l’on voit Izo, en gros plan, couché dans l’herbe, versant une larme est aussi belle qu’elle est rare.