Kinotayo 2015 : Entretien avec Tsukamoto Shinya (Fires On The Plain)

Posté le 2 janvier 2016 par

C’était l’événement du Festival du film japonais contemporain Kinotayo 2015 : la venue du cinéaste Tsukamoto Shinya, chef de file du cyberpunk nippon avec la saga des Tetsuo. Invité à Paris pour présenter sa dernière œuvre, Fires On The Plain – une nouvelle adaptation du roman Nobi, déjà porté à l’écran en 1959 par Ichikawa Kon (lire notre critique ici) – le cinéaste nous a longuement parlé  de cette plongée immersive et nécessaire dans l’horreur de la guerre, avant de nous abandonner pour une séance de Love de son ami Gaspar Noé, qu’il ne voulait rater sous aucun prétexte. On lui demandera la prochaine fois si le film lui a plu, l’occasion de poursuivre une discussion avec un réalisateur aussi charmant et disponible que ses films sont violents et mettent mal à l’aise. Par Marc L’Helgoualc’h et Victor Lopez.

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Qu’est-ce qui vous a poussé à adapter Nobi 70 ans après la Seconde Guerre Mondiale et 50 ans après le film de Ichikawa Kon ?

Le fait que Fires On The Plain se fasse maintenant est involontaire, puisque je voulais réaliser ce film depuis une dizaine d’années. J’ai lu le roman, qui m’a laissé de fortes impressions, au lycée. Je voulais l’adapter avec un budget plus conséquent car c’est un thème universel. Mais je me suis rendu compte que la guerre était autrefois considérée par les Japonais comme un mal absolu, à éviter à tout prix, et que les mœurs étaient en train de changer sur ce sujet. Si j’attendais plus longtemps, j’avais peur qu’il n’y ait plus personne pour voir ce film. C’est la raison pour laquelle je l’ai réalisé maintenant. Je voulais absolument monter le film au public actuel.

Il existe au Japon un certain révisionnisme historique, notamment sur les conflits du XXème siècle par le premier ministre Shinzo Abe, connu pour minimiser les atrocités de l’armée japonaise en Asie du Sud Est par exemple. Est-ce que Fires On The Plain est une réaction directe à cette situation politique ?

Le film n’a pas de rapport direct avec l’actualité politique du Japon. Par contre, le gouvernement a effectivement tendance à nier ce qui s’est produit dans le passé, et le Japon a tendance à aller vers la guerre avec des changements constitutionnels et je sentais un danger à ce niveau là. Il me fallait donc faire ce projet qui me tenait à cœur depuis si longtemps maintenant, car je pense que rappeler l’Histoire aux Japonais contemporains peut peut-être les empêcher d’aller en guerre. Par contre, il n’y a pas vraiment de message politique dans mon film.

fires on the plain

Contrairement au film d’Ichikawa, vous avez décidé de rester fidèle au roman original, notamment dans la séquence finale. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Dans mes autres films, j’essayais de donner forme à ce qui se passe dans mon cerveau. Pour Fires On The Plain, je voulais  me rapprocher du roman, écrit par quelqu’un qui a réellement vécu la guerre.

Où avez-vous tourné ?

Les scènes en extérieur ont été tournées aux Philippines. Ce sont principalement celles dans lesquelles j’apparais seul, ou avec des Philippins. Par contre, comme nous avions un budget dérisoire, nous n’avons pas pu amener  les acteurs japonais là-bas et les autres scènes ont été tournées au Japon.

Fires On The Plain

Le tournage de Nobi par Ichikawa Kon fut particulièrement éprouvant pour les acteurs (qui ne se lavaient pas et mangeaient très peu). Votre tournage était-il aussi extrême ?

Toujours pour des raisons financières, nous étions une équipe très réduite. Souvent, nous étions à la fois acteurs et techniciens. Du coup, on devait être très maigre. C’était aussi très difficile de porter des objets sur ce tournage aux Philippines. Comme je tourne souvent dans la ville, à Tokyo, du côté de chez moi, c’était une difficulté nouvelle. Je rêvais de tourner dans la jungle, mais ce fut beaucoup plus difficile que ce que j’imaginais.

C’est vrai qu’on vous considère plutôt comme un cinéaste de l’oppression urbaine, sauf que depuis deux films, Kotoko et celui-ci, vous délaissez la ville pour la nature. Voyez-vous cela comme une rupture thématique dans votre cinéma ?

Lorsque j’avais 30 ou 40 ans, je décrivais la ville dans mes films : je montrais beaucoup de chair humaine contre le béton ou la technologie et j’évitais de mettre de la verdure dans mes plans. C’était très intentionnel de ne pas filmer la nature. Je voulais que l’homme soit le seul élément organique. Depuis Vital, j’ai commencé à m’intéresser à la nature, même si on y voit encore beaucoup de paysages urbains. Je voulais montrer que l’on aboutit à la nature en passant par un tunnel qui est la chair humaine. À partir de là, j’ai introduit la nature dans mes films.

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À l’inverse, certaines scènes semblent très théâtrales, reflétant une artificialité cauchemardesque, en opposition avec la nature qui entoure les personnages, comme la scène de massacre. Comment l’avez-vous tournée ?

Vous voulez savoir s’il y a un vrai message, un sens, à cette scène ? On remarque souvent que l’on n’y voit pas de soldats américains, qui sont censés être l’ennemi de ces Japonais qui sont massacrés. On peut penser que c’est à cause du budget, mais ce n’est pas le cas. C’est tout à fait intentionnel. Je ne voulais surtout pas les montrer. Mettre un soldat américain face à un soldat japonais, c’est en faire son ennemi. S’ils s’entretuent, c’est à cause des décideurs de guerre, ceux qui sont quelque part plus haut dans la hiérarchie. Voilà le véritable ennemi, pas les soldats américains qui sont en face ! Je voulais montrer un drame absurde sur la guerre, d’où le côté théâtral dont vous parlez. Je voulais faire une sorte de huis clos dans la nature. C’est un espace limité avec un nombre limité de personnages. Par exemple, dans cette scène, je voulais que les balles viennent de nulle part, que l’on ne puisse pas déterminer leur provenance. C’est un autre moyen de montrer l’absurdité de la guerre.

Fires On The Plain

Comment le film a-t-il été reçu au Japon ? Est-il un succès ?

Le film n’a pas bénéficié d’une grande distribution dans les multiplexes. Par contre, il a connu un grand succès pour une œuvre distribuée dans des petites salles. Il est d’ailleurs toujours exploité aujourd’hui. J’ai l’impression qu’il touche plusieurs générations : ceux qui aiment le roman de Ōoka Shōhei, c’est-à-dire des personnes plutôt âgées, mais aussi des mères de famille, qui s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants, ou des jeunes gens. On a commencé avec 45 copies au Japon, maintenant il y en a 70. Il y a donc de plus en plus de salles qui le projettent et j’espère que ça va continuer.

Vous avez justement choisi de rester complétement indépendant et en marge de l’industrie du cinéma japonais et de ses grands studios, quand d’autres cinéastes de votre génération, comme Miike Takashi ou Sono Sion, alternent les films de commande et quelques films plus personnels. Que pensez-vous de ce choix et de l’évolution du cinéma japonais ?

J’ai déjà travaillé pour les grands studios. Après Tetsuo, j’ai par exemple fait Hiruko ou, un peu plus tard, Gemini. Ce sont des films qui ont été financés par de grands studios, tout comme Nightmare Detective. Il y a aussi Tetsuo: The Bullet Man, même si c’est moi qui ai monté le projet. C’est donc un type de collaboration que je connais. Quand je reçois des commandes, il faut par contre absolument que je trouve un moyen de me l’approprier, d’en faire mon jouet, sinon le projet ne m’intéresse pas. Ceux qui arrivent à faire beaucoup de commandes, comme les réalisateurs que vous avez cités, doivent être des professionnels du cinéma, alors que je ne me considère pas comme un professionnel : je suis surtout un auteur.

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En parlant d’auteur, on a pu découvrir l’an dernier à Kinotayo FORMA de Sakamoto Ayuki qui a collaboré avec vous sur A Snake Of June et Vital. Pensez-vous qu’une relève soit possible au Japon dans le cinéma indépendant ?

Ah non, elle n’a pas travaillé sur Vital et A Snake Of June : elle est arrivée dans l’équipe lumière de Tokage, que j’ai fait pour la télévision, et elle est devenue chef de l’équipe lumière, malgré son jeune âge, sur Nightmare Detective 2 après avoir travaillé sur le premier. Effectivement, il y a une nouvelle génération d’auteurs comme elle. Je pense que ce qui leur permet de réaliser des films est surtout l’évolution technique du numérique. Comparé à autrefois, c’est plus facile de tourner. Mais il faut aussi avoir du talent. Si on a du talent comme elle, il y a un public !

Forma Poster

Vous avez beaucoup collaboré avec le compositeur Ishikawa Chū, pour des musiques industrielles (Tetsuo) mais aussi pour des musiques plus classiques (comme pour NOBI). Pouvez-vous parler de votre relation avec Ishikawa ? Comment compose-t-il ses musiques pour vous ? En regardant le film ?

Il compose toujours en voyant le film terminé. Il fait ça chez lui, vu que c’est aussi son studio. J’écoute ensuite.

Trent Reznor a composé un titre de Tetsuo: The Bullet Man. Etait-ce un choix évident pour votre « film américain » ou est-ce que quelqu’un vous a suggéré cette collaboration ?

On se connaissait déjà car il m’avait commandé un clip, que je n’avais pas pu faire, il y a très longtemps. Il a ensuite fait un jingle pour MTV et composé un morceau, sans même voir le film, qu’il m’a envoyé. Comme c’était parfait pour le générique de fin, je l’ai choisi.

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Vous êtes également acteur et interprétez un rôle dans le prochain film de Martin Scorsese. Comment vous a-t-il contacté ? Pourquoi avoir choisi ce rôle ?

Il y a 5 ans, le directeur de casting de Scorsese m’a fait venir à une audition et j’ai été sélectionné.

Comment est-ce que ça s’est passé ? C’était intéressant ?

J’ai rencontré Scorsese lors de l’audition et ça a été une rencontre exceptionnelle. Mais j’ai signé un contrat avec une clause de confidentialité : je peux dire que j’ai joué dans ce film, mais je ne peux pas en parler. C’était quand même une expérience incroyable, et ce depuis cette rencontre à l’audition.

Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.

Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?

 Hagiwara Ken'ichi

J’en ai deux. La scène avec le drapeau dans Les 7 Samouraïs et une des premières scènes de Seishun no satetsu avec Hagiwara Ken’ichi. On le voit faire le ménage avec des patins à roulette. On est en 1974 et il est très jeune, mais dégage déjà un charme évident, et dégage une forme d’héroïsme de la jeunesse, qui m’a profondément marqué.

Propos recueillis le 03/12/2015 à Paris par Marc L’Helgoualc’h et Victor Lopez.

Traduction : Megumi Kobayashi.

Merci à Karine Jean et à toute l’équipe de Kinotayo.

Fire On The Plain de Tsukamoto Shinya. Japon. 2014. Présenté à Kinotayo en 2015.

Plus d’informations ici.

À lire également : la critique du film ici.

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Un commentaire pour “Kinotayo 2015 : Entretien avec Tsukamoto Shinya (Fires On The Plain)”

  1. Je note deux sujets qui m’ont particulièrement intéressée dans cet entretien.

    – sa conception de la chair humaine : le film NOBI montre un acharnement particulier dans sa description des corps déchiquetés ; pas seulement pour montrer la violence de la guerre. Il y a comme une propulsion qui dépasse le schéma duel de la nature et de l’urbain ; comme il le dit lui-même, un tunnel… un corps réversible ?

    – la construction de l’espace sonore dans son cinéma : Tsukamoto me semble assez attentif à cette matière. On ne parle pas des effets sonores, ni de la musique, mais d’une dimension physique ouverte par des bruits/bruissements synchrones. Chez lui, cela nous atteint parfois plus que le visuel, je trouve…
    — par ailleurs, c’est tout à fait normal que la création d’une bande-son ne soit après la réalisation d’un film, n’est-ce pas ? Elle se fera en parallèle à la réalisation, et je crois que ce cinéaste mène consciemment ce processus réciproque.

    (à développer…)

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