Shimazu Yasujiro, ou les plaisirs de la modernité

Posté le 25 octobre 2010 par

Riche découverte que celle de Shimazu Yasujirô, que nous a permis la Maison de la culture du Japon en octobre, en présentant sept beaux films de ce cinéaste injustement méconnu.

Imaginez la grande pendule du temps remonter jusqu’en 1930 et 40… Le long rideau rouge plisse en s’ouvrant sur la toile immaculée. Un silence précède le roulement de la première bobine sur le projecteur. Un flou sert la mise au point sur le générique dénué de couleurs. L’image sautillant par intermittence semble cousue de fils blancs et scintille de pois gris pâles. La musique d’accompagnement a son enregistrement qui déraille et son volume est variable.

Tandis qu’un charme désuet nous envahit, deux noms estampillent les séances : Shimazu Yasujirô, l’audacieux réalisateur, l’avant-gardiste, la belle plume ; et sa maison de production, la Shôchiku, à l’origine issue du théâtre, qui fut la première à produire du cinéma japonais parlant, tout en instiguant un star-système d’actrices populaires.

Shimazu

 

Anatomie d’une séquence

Les caméras de Shimazu s’adaptent parfaitement aux genres et aux situations qu’elles filment. Circulaires et vives au montage quant il s’agit de comédies, elles poursuivent le mouvement pendant de longs travellings, lorsqu’il faut suivre de près le marivaudage timide des personnages ( Les trois prétendants, 1937).

Patientes et dures pendant les drames, elles accentuent les sentiments et stigmatisent de gros plans les visages meurtris ( Okoto et Sasuke, 1935). Parfois douces avec la narration, elles se jouent des surimpressions pour enchaîner subtilement les plans en les superposant progressivement ( Premier pas sur le continent, 1932). Le tout génère à l’occasion des effets spéciaux drôles comme ceux de Georges Méliès ; faisant apparaître et disparaître successivement, sans bouger le viseur, des pierres sur un Goban (des pions sur le plateau du jeu de Go) dans Un frère et sa petite sœur (1939).

Shimazu

Naturellement, l’art de ne pas tout montrer de l’action est propre à l’époque. Elle révèle les impossibilités techniques de ces années-là – tout en se défendant contre la vulgarité et l’horreur qui ne constituent plus aujourd’hui aucune transgression. Mais ne pas pouvoir créer un artifice n’est pas un problème quand on fait parti des Maîtres. C’était le style ancien de Shimazu. Celui qui fit éprouver d’autres sensations, lorsque l’objectif vacillait sur fond neutre tandis que le pire se produisait à côté.

Le meilleur exemple est sans doute Okoto et Sasuke. Okoto (la radieuse joueuse de luth) et Sasuke (son élève), s’aiment passionnément sans oser se l’avouer. Un jour, un énergumène courtise Okoto avec insistance, mais elle n’a de cesse d’écarter ses avances. Fou de rage, le malotru la défigure pendant son sommeil.

Okoto, ainsi enlaidie, n’ose plus se montrer à Sasuke par crainte qu’il ne la méprise. Pire, elle veut qu’il s’en aille à jamais. Mais Sasuke est disposé à toutes les déraisons pour prouver l’intensité de son amour. Plutôt se crever les pupilles à l’aiguille que d’être séparé de sa dulcinée…

Ici, la barbarie nous sera épargnée. On supposera seulement la douleur et on devinera les giclées de sang; autant de représentations mentales qu’il y a d’individus dans la salle, des pensées souvent plus effrayantes que tous procédés numériques, lorsqu’elles font remonter sous les paupières nos peurs les plus enfouies.

Mécanique d’un scénario

Shimazu

 

Musiciens, vendeurs de textile, marins, danseuses de cabaret, prostituées, secrétaires bilingues, comptables ou oisifs miséreux, les héros et les personnages secondaires de Shimazu sont souvent plantés dans des décors semblables, tels que le foyer et le lieu de travail. Le domicile conjugal étant prédominant, la plupart des scenarii, intelligemment variés, s’articulent maintes fois autour du mariage.

Cette récurrence, bien ancrée dans les mœurs familiales de cette période, subit toutes les pressions imaginables – qui du voisinage de palier, qui des parents, qui des patrons – et toutes les rivalités possibles – prétendants éconduits, jalousies de bureau… – tous s’immiscent invariablement dans le quotidien d’une jeunesse en proie à l’émancipation.

shimazu Yasujiro

 

Chose heureuse, l’amour triomphe au final, qu’il y ait à composer avec l’oncle, se saigner pour l’éternité ou essuyer quelque affront professionnel, l’amour défend son droit de liberté, liberté de dire et d’agir en conséquence.

Toujours un peu distancié, le cinéaste devient la voix des plus faibles, ceux qui débutent dans la vie pleins d’incertitudes et d’appréhension.

Il aborde par leur biais des sujets sociaux qui nous sont actuels, tels que la parité des salaires entre les sexes et les manipulations dévastatrices entre collègues ( Un frère et sa petite sœur), l’emprise d’un proxénète sur une prostituée sans repère ( Premier pas sur le continent), ou encore la condition d’homme au foyer – déprime d’un chômeur abandonné par sa promise parce qu’elle ne voit plus en lui qu’un parasite ( Les trois prétendants).

Dans le magnifique drame Okoto et Sasuke, où le non-dit est central (voire montré du doigt), tout n’est qu’ordre, tradition, rigueur. Il règne une atmosphère monastique, les protagonistes sont coiffés de chignons stricts et vêtus de kimonos ancestraux. Rien que des indices annonçant une fin tragique. Pourtant, l’amour est plus fort que le malheur. Et cet optimisme de Shimazu est palpable jusque dans ses plus sombres fictions.

Dans Premier pas sur le continent, un marin s’entiche d’une prostituée et n’hésite pas à tuer son tortionnaire pour lui éviter la soumission. Il sera conduit en prison, aucun mariage ne sera prononcé et les plaisirs charnels se résumeront à des frôlements de mains. Mais l’érotisme de Shimazu est ailleurs, sublimé, c’est la promesse d’un amour éternel en échange de l’abnégation.

shimazu Yasujiro

Malgré le fait qu’il ait inspiré Ozu ou Naruse, Shimazu met plus volontiers en avant les contacts francs et directs que ses successeurs. On se parle ouvertement même quand ça fâche, peut-être avec difficulté, oui, mais c’est le prix à payer pourvu que la vérité éclate.

Pour accompagner ces élans, Shimazu préfère les attributs occidentaux, costumes et feutres de Charlie Chaplin ou mélodies jazzy hot sur lesquelles on voudrait danser le charleston. Ses aventures sont souvent coquettes et rythmées par des airs d’opéra, des chœurs joyeux ou des refrains chantonnés dans les rues qui évoquent les comédies musicales hollywoodiennes, bien rarement les symphonies coutumières à l’écoute dans Okoto et Sasuke.

shimazu Yasujiro

Fréquemment aux antipodes des clichés sur la froideur de l’environnement, la retenue extrême ou la raideur des échanges dans le cinéma japonais dit « classique », Shimazu fait pleurer « ses » hommes en public tandis que « ses » femmes prennent la parole, la plupart du temps en repoussant les fiançailles arrangées.

Les couples sont espiègles, leurs badineries bon-enfant… Leur existence est plus régulièrement heureuse, l’ambiance des récits généralement détendue. Qu’il soit question de dénouer un conflit à la Capra dans Les lumières d’Asakusa (1937) ou de transformer des circonstances pénibles en sketch digne des Inconnus, la joie de vivre sauve les anecdotes les plus mal engagées.

Dans Les trois prétendants, par exemple, des postulants à un emploi de vendeur se retrouvent comparés les uns aux autres lors d’un entretien d’embauche. Testés à l’américaine (en situation de vente), les candidats se retrouvent à jouer leur rôle tandis que les dirigeants de l’entreprise se font passer pour des clients. Mais rien ne se déroule comme prévu, et à force de maladresse, ils sont tous pris malgré eux dans une farce improbable dont on rit aux éclats…

shimazu Yasujiro

 

Embryon d’une influence

Parmi Kurosawa, Mizoguchi, Ozu et Naruse, Shimazu fait figure de grand frère bienveillant, précurseur quasiment inconnu en France, il a pourtant ouvert la voie à un cinéma japonais qui cherchait la reconnaissance internationale.

shimazu Yasujiro
Avant les récits historiques et la censure des États-Unis, Shimazu peignait avec une naïveté travaillée les familles japonaises plus ou moins bourgeoises et leurs préoccupations habituelles. Pour ce faire, il abordait les sujets divers sans langue de bois avec une imagination foisonnante.

Ce n’est qu’ensuite, dans les années 50, qu’explose le cinéma du « soleil levant » en occident, avec Kurosawa bien sûr et la Palme d’or à Cannes en 1954 pour La porte de l’enfer de Teinosuke Kinugasa. Mais si Shimazu a représenté l’enfance du paysage audiovisuel japonais des années 30, ses contemporains en ont fait un adulte sérieux et nettement plus pessimiste.

Aujourd’hui, nous bénéficions du recul suffisant pour apprécier à sa juste valeur l’œuvre audacieuse de Shimazu et lui donner enfin le rang qu’elle mérite. Ses créations sont un cadeau que l’on doit s’offrir à soi et partager entre gens de tous bords – notamment avec ceux qui ont des a priori négatifs en la matière – car nous avons le loisir d’observer comment ce réalisateur – tour à tour humoriste candide, reporter tendre, ou sempiternel romantique – aura avec une ingénieuse finesse, bousculé gentiment un public conservateur.

Dorian Sa.