Murakami fait sa révolution à Versailles

Posté le 12 octobre 2010 par

Plus que quelques jours pour découvrir l’exposition événement de Murakami Takashi au Château de Versailles. Entre polémiques, culture otaku et art contemporain, voici quelques clés pour comprendre l’œuvre en apparence simpliste de cet artiste hors norme, qui puise ses sources d’inspiration dans les mangas, les films d’animation ou les estampes japonaises, créant un univers plastique aussi fascinant que complexe.

Quelle rentrée mouvementée pour le monde de l’art contemporain! Entre l’interdiction très controversée de l’exposition de Larry Clark au public de moins de 16 ans et les réactions extrêmement virulentes contre l’exposition de Murakami Takashi au château de Versailles, l’art contemporain fut au cœur de toutes les polémiques. L’exposition qui nous intéresse ici fut l’objet de critiques et d’attaques particulièrement violentes lors de son ouverture. Mais l’augmentation de près de 50% de la fréquentation depuis son inauguration ont bien eu raison des mauvaises langues.

Voici un petit tour d’horizon de l’exposition événement d’un artiste bien dans son époque, dont le travail est malheureusement que trop réduit à sa collaboration avec Louis Vuitton et Kanye West.

Un artiste superflat

 

Fortement imprégné de la culture otaku, et rêvant de devenir réalisateur de films d’animation, ce docteur en peinture nihon-ga bercé aux mangas créé un univers fascinant peuplé de créatures tour à tour étranges et raffinées, monstrueuses et séduisantes. C’est son séjour à New York aux débuts des années 1990, qui convainc Murakami de créer un langage plastique propre au Japon et non une pâle copie de ce qui se fait en Occident. Il élabore alors une esthétique qu’il qualifie de poku – contraction de pop et d’otaku – avant d’opter pour superflat.

Ce concept de superflat théorisé au début des années 2000, renvoie à l’absence de frontières entre l’art traditionnel japonais et les cultures de masse. Ces dernières nourrissent ainsi un univers iconographique incroyablement riche peuplé de créatures hybrides sorties tout droit aussi bien des livres de légendes de son enfance, que des mangas et des films d’animation dans un syncrétisme aussi surprenant que fascinant. Superflat fait aussi référence à ses interrogations sur la perspective et notamment la multiplicité de point de vue inhérente à la peinture japonaise, et qui domine dans ses œuvres. En effet, sa fascination pour les images d’animation et leurs pouvoirs de métamorphoses, l’incite à créer un langage plastique riche où la liberté de point de vue est reine.

Murakami à Versailles

 

La sculpture de Tongari-Kun (2003-2004) située dans le salon d’Hercule et qui ouvre l’exposition, est une illustration parfaite du concept de Superflat. Cette sculpture monumentale, qui repose sur une base constituée de fleurs de lotus et d’une grenouille fut pensée pour un hôpital dédié aux enfants incurables. Cette sculpture aux croisements des cultures tibétaines, indiennes (avec la multitude de bras dans une référence à Shiva), et maya (avec la grimace au dos) témoigne du syncrétisme inhérent à l’œuvre de Murakami. La centaine d’yeux qui recouvrent la sculpture et multiplie les points de vue, trouve sa source en la figure de Hyakume (cent yeux) personnage de manga créé par Mizuki Shigeru , scénariste et illustrateur à succès de manga né en 1922. Dans son enfance, Murakami possédait une figurine de Hyakume, sorte de fantôme dont le corps est recouvert d’yeux réalisé à la peinture phosphorescente. Cette figurine revêtait ainsi pour Murakami un caractère à la fois protecteur, rassurant mais aussi inquiétant. Impression que nous ressentons également devant cette sculpture monumentale de près de 8m de haut, qu’est Tongari-Kun. Cette multitude d’yeux matérialise ses interrogations sur la perspective et son concept de superflat, clé de voûte de son langage plastique.

Pas étonnant donc que nous retrouvions cette multitude d’yeux associé à un autre leitmotiv de l’artiste, les champignons, dans les sculptures Kinoko Isu & Kinoku. Inspirés de l’œuvre de Takehisa Yumeji, illustrateur de l’époque Taishô (1912-1926), ces champignons renvoient naturellement au drame des bombes atomiques lancées sur le Japon en 1945. Outre une volonté de réduire les frontières entre les beaux arts et les subcultures, le concept de superflat se veut également une réflexion sur les conséquences de ce traumatisme sur l’imaginaire populaire et la culture japonaise d’après guerre. Ainsi les champignons constituent un motif récurrent dans l’iconographie de l’artiste, au même titre que les fleurs.

La fleur de Versailles

Murakami à Versailles

Les fleurs sont sans aucun doute le motif dominant de l’univers iconographique de Murakami, et constituent très certainement sa signature plastique la plus connue. Cette prédilection pour les fleurs s’explique par le fait que l’examen d’entrée dans la section nihon-ga porte sur les fleurs. A la base il n’aime pas les fleurs, mais avec le temps il s’y est fait. Et c’est exactement ce qu’on ressent devant ses parterres de fleurs qui envahissent les panneaux, et les sculptures de Murakami, un sentiment à la fois de nausée, d’overdose et en même temps une certaine attraction pour ses petites fleurs mignonnes très liées au monde de l’enfance. Ainsi en tant que motif dominant de l’univers plastique de Murakami, les Flowers sont bien représentées dans l’exposition, avec notamment une œuvre présentée pour la première fois au public : Flower Matango (2001-2006) ou monstre floral qui clôt l’incroyable galerie des Glaces. Dérivée d’un film d’animation japonais réalisé par les créateurs de Gojira, où les créatures monstrueuses naissent de l’ingestion de champignons, Flower Matango aussi appelé Gozi Matango, résume à merveille l’univers de Murakami. Une fois devant cette sculpture, levez les yeux vers le plafond, pour admirer le magnifique ensemble de peintures mais aussi pour découvrir un médaillon insolite, représentant une armure de samouraï faisant parti de la collection du roi Louis XIV. Cette armure est d’ailleurs aujourd’hui exposée au musée de l’armée. Toujours dans l’esprit flower, l’exposition finit en apothéose avec un all-over flower. Un salon versaillais entièrement redécoré par Murakami avec un tapis flower, deux lustres flower produit selon la technique du vitrail et un grand panneau intitulé Kawaï Sumer Vacation. Cette œuvre, dont la composition se réfère aux panneaux de paravents, témoigne de sa parfaite maîtrise de la tradition artisanale japonaise de la peinture sur fond d’or.

Murakami

 

Kaikaikiki

Des œuvres comme KaiKai & Kiki (2000-2005), ou The Simple Things (2008-2009), rappellent l’incroyable et prolifique artiste-entrepreneur qu’est Murakami. Disposées de part et d’autre de la sculpture de Louis XIV, tels des gardiens, les sculptures de KaiKai & Kiki, armées de lances ornées de crânes dans une référence aux vanités, renvoient inéluctablement à la société de production du même nom lancé par l’artiste en 1996. A la base l’expression “Kaikaikiki”, qui est au cœur de toute la création de l’artiste forment un seul et même mot. Utilisé pour la première fois à la fin du 16ème siècle par un critique d’art pour définir les créations du peintre Eitoku Kamô, kaikaikiki signifie à la fois grotesque, bizarre et sensible. Séduit aussi bien par le sens que par sa sonorité, Murakami décida d’en baptiser ses créatures et sa société de production. En rebaptisant sa société Kaikaikiki Corporation au début des années 2000, Murakami signifie sa fracture d’avec l’influence occidentale et plus particulièrement warholienne sous entendu dans l’ancien nom Hiropon Factory. En effet, en rebaptisant ainsi sa société, Murakami affirme sa volonté de produire et diffuser un art japonais, qui ne dépende ni des influences artistiques ni du marché de l’art occidental. Aujourd’hui implanté à Tokyo, New York et Los Angeles, Kaikaikiki Corporation emploie près d’une centaine de personnes, dépassant en importance les ateliers des deux autres artistes entrepreneurs majeurs de ce 21ème siècle : j’ai nommé les très controversés Jeff Koons (lui aussi exposé à Versailles en 2008) et Damien Hirst. Mais la fourmilière de collaborateurs de Murakami ne produit pas à la chaîne, bien au contraire. Tel un atelier d’artisan d’art, la production d’un tableau nécessite des mois de conception et de fabrication, ainsi qu’une multitude de techniques et une myriade de peintures. En effet, en plus d’allier culture otaku et art traditionnel japonais, Murakami associe dans la fabrication de ses œuvres, les technologies les plus avant-gardistes et les techniques ancestrales qui ont fait la renommée et le charme de l’art japonais. Et c’est ce travail d’orfèvre que nous pouvons admirer dans cette exposition, que ce soit dans les myriades de couleurs qui recouvrent une sculpture comme Tongari-Kun ou le coup de maître de la ceinture de la sculpture Pom & Me, petit bijou de virtuosité.

Pom-and-Me

 

De Warhol à Keith Haring

Souvent décrit comme l’héritier de Warhol, Marakami a selon moi plus d’affinités avec un certain Keith Haring. Quand l’un, né en 1962, est bercé par les mangas et les films d’animation, l’autre, né en 1958, grandit en dessinant des BD devant des Disney. Si bien que leurs styles plastiques et leurs univers iconographiques doivent beaucoup à ses sources d’inspirations populaires liées à leurs enfances. De même que pour Haring, on reproche à l’œuvre de Murakami d’être un peu trop simpliste voire superficielle, mais la richesse de leurs héritages graphiques, ainsi que la noirceur des sujets évoqués (la peur de la guerre nucléaire et le Sida pour Haring, le traumatisme des bombes atomiques pour Murakami) les démentent.

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De même que Murakami, Haring reproduit très tôt ses pictogrammes les plus connus comme Radiant Baby et Barking Dog, sur tous les supports depuis des T-shirts, jusqu’aux tapis, en passant par des skateboards, des pins, qu’il vendait dans sa boutique de produits dérivés, Pop Shop ouverte à New York en 1986 puis à Tokyo en 1988. Ainsi, lorsque Murakami ouvre ses boutiques de produits dérivés, ou qu’au sein de sa rétrospective au MoCA, le groupe de luxe LVMH avec qui il collabore, ouvre une boutique, nous sommes dans la même démarche : la confusion des genres, entre produit d’art et produit dérivé les frontières s’estompent.

Des japoniaiseries à Versailles ?

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À travers des sculptures, des peintures, et des films d’animation, l’exposition Murakami Versailles est une des rares occasions en France de découvrir les différentes facettes de cet artiste aussi prolifique que controversé. Artiste emblématique et influent de la scène artistique japonaise, Murakami ne fait pas l’unanimité au sein de la société française bien pensante et un brin conservatrice, qui lui reproche de venir souiller la noblesse du patrimoine français avec ses œuvres qui ne valent pas mieux que des mangas. Mangas qui dans les années 1980 ont déferlé sur nos écrans polluant ainsi l’esprit innocent des jeunes générations. Cette société bien pensante, qui préfère de loin s’émerveiller devant les impressionnistes, oublie que ces derniers doivent beaucoup à un certain Hokusai, célèbre pour ses estampes de paysages, mais qui est aussi le père du manga (littéralement « dessin grotesque »). En effet, les mangas que publia Hokusai Katsushika(1760-1849) à Nagoya de 1814 à 1834, furent une source d’inspiration majeure pour Degas, Manet, Van Gogh et tant d’autres, heureux d’y trouver une alternative au tracé et aux poses académiques. Ainsi, c’est cet héritage de l’esthétique grotesque ancrée dans la culture japonaise et qui fait la signature du manga, que reprend, développe et enrichit Murakami dans ses créations.

Bien sûr, sur le plan de la scénographie, l’exposition présente quelques faiblesses, mais reste des plus rafraîchissantes. Ainsi, bénéficiant d’un cadre incroyable, les créatures aussi étranges que fascinantes de Murakami émerveilleront petits et grands.

Sonia Recasens.

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