ÉTRANGE FESTIVAL 2023 – Entretien avec Anurag Kashyap pour Kennedy

Posté le 30 septembre 2023 par

Dans le cadre de L’Étrange Festival au Forum des images, le cinéaste indien Anurag Kashyap était à Paris pour présenter son dernier long-métrage, Kennedy. Pour ce thriller politique, le réalisateur de Dev D (2009), That Girl in Yellow Boots (2011) ou Gangs of Wasseypur (2012) renoue avec les ingrédients qui ont fait sa renommée, et pose un regard particulièrement critique sur la démocratie indienne.

© Frédéric Ambroisine – L’Étrange Festival

Lors de la présentation du film, vous avez mentionné que cela faisait 6 ans que vous n’aviez pas écrit votre propre scénario : pourquoi ce long hiatus ?

Le paysage politique en Inde est devenu très complexe. A l’époque, je me battais directement avec le gouvernement sur les réseaux sociaux, et j’étais très attaqué pour cela. Quand ces attaques ont commencé à être dirigées contre ma fille et qu’elle a souffert d’anxiété, j’ai tout arrêté. J’avais toutefois toute une équipe qui dépendait de moi pour faire des films, donc j’ai commencé à lire des scénarios rédigés par d’autres personnes.

Cela m’a permis de réaliser des longs-métrages comme Dobaaraa (2022), ou encore Mukkabaaz (2018). Ce dernier film a énervé beaucoup de gens car le conflit des castes y était central, et cela a encore privé mes producteurs de plusieurs financements.

Y a-t-il eu également des problèmes pour produire Kennedy

Bien sûr. En Inde, il est très difficile de faire un film qui ait quoi que ce soit à voir avec la politique ou la religion. Le gouvernement n’interfère pas directement avec mes films et il n’en interdira jamais la production, mais il instille une peur, ce qui pousse les studios et les producteurs à s’éloigner de moi.

Pour le scénario de Kennedy, vous vous êtes basé sur une véritable histoire, pouvez-vous nous en dire plus ? 

Un véhicule chargé d’explosifs a été retrouvé en 2021 devant la maison d’un milliardaire (NDLR : Mukesh Ambani). La police a été directement accusée d’en être responsable et un policier a été arrêté. Comme tout le monde est au courant de cette histoire,  je me suis dit que je pouvais en faire un film sans qu’on m’attaque sur les faits, et l’explorer pour en faire quelque chose de beaucoup plus impactant.

Une sortie en Inde est-elle donc possible ?

Absolument ! Aujourd’hui, tous les films sont rigoureusement encadrés juridiquement et ont des tas d’avocats qui veillent sur les scénarios pour que nous n’ayons pas de problèmes, même avec les plateformes de streaming. Pour moi, la seule façon de pouvoir sortir un film maintenant est de passer par eux. L’Inde est un pays particulier. A mes débuts, de 2001 à 2007, j’étais d’ailleurs plus ou moins banni des salles de cinéma à cause de films comme Black Friday (2004). J’ai donc dû aller rapidement devant les tribunaux.

Comment avez-vous travaillé avec Rahul Bhat pour préparer le personnage de Kennedy/Uday ? 

Je lui ai juste donné quelques tâches à accomplir, comme apprendre à peler une pomme ou charger et décharger une arme le plus vite possible les yeux bandés. Je lui ai aussi demandé de se muscler, car il était plutôt fin avant le tournage. En quelques mois, il a du prendre 18 à 20 kilos de muscles.

Ce n’est pas la première fois qu’on retrouve un personnage sombre et tordu dans vos films : vous sentez-vous attiré par ce type de personnalité ? 

Je veux que les gens se sentent en conflit. Ce personnage est un psychopathe, tout le monde le voit, mais à la fin, on commence à compatir avec lui et à souhaiter qu’il s’en sorte : pourquoi ? Tout repose sur sa relation avec sa fille. Protéger sa famille, c’est un besoin universellement partagé. Pourtant, il reste un psychopathe. Être de son côté, qu’est-ce que cela dit de moi ou de vous ? C’est cette complexité qui m’attire.

Dans vos films, il y a aussi souvent beaucoup de musique, ici du Tchaïkovsky…

Comme j’étais stressé pendant l’écriture du scénario, j’écoutais beaucoup ce compositeur. C’était mon antidote, et j’ai fini par l’intégrer au scénario. Cela a donné une autre dimension au film : dans mes autres œuvres, il y a un rythme haletant, alors qu’ici, c’est beaucoup plus voluptueux. J’ai voulu utiliser beaucoup d’opéra pour cette ambiance, et c’est pour cela qu’il y a de longs plans du personnage marchant seul. J’aurais facilement pu couper le film d’au moins 20 minutes sans cela, mais ce serait devenu un thriller banal, où les meurtres s’enchaînent.

Vous avez invité un poète contestataire à écrire et lire ses textes tout au long du film. Qui est-il ? 

Il se nomme Aamir Aziz. Vous pouvez trouver facilement son travail sur Internet. Il était très présent lors des manifestations et contestations qui ont eu lieu en Inde ces dernières années, et il en est devenu l’une des voix fortes. C’est l’un des seuls qui a le courage de se faire entendre par la poésie, et son art résonne avec les gens à travers le pays. J’ai donc été à sa rencontre. Dans le film, il s’expose totalement. Il n’avait jamais déclamé devant une caméra avant cela. Je me sens donc responsable de lui, de sa protection, car il est un véritable trésor.

Est-il victime de menaces ?

J’ai mis du temps à le comprendre, mais quand vous avez quelque chose à dire à travers l’art, vous devez rendre votre propos subtil. Et ce nécessaire sous-texte n’atteint que les personnes qui sont assez éduquées ou averties. Tant qu’il n’atteint pas les masses, le gouvernement vous laisse tranquille.

Comment le film a-t-il été reçu à Cannes ?

Il y a eu des retours partagés. C’est toutefois pour le public originaire d’Inde et d’Asie que le film a le plus résonné. En tant que réalisateur, il faut faire un choix : en fin de compte, le marché le plus important pour mes films est l’Inde, et il faut que je crée des choses qui conviennent à ce public.

Certaines critiques ont trouvé le film trop long pour un thriller. En fait, nos films en Inde sont très différents des films occidentaux, car la population n’a pas vraiment accès aux pièces de théâtre, aux concerts ou aux opéras en dehors des villes. Un film devient alors la somme de tout cela. C’est quelque chose d’unique à notre cinéma.

Il est aussi plus difficile pour un spectateur qui n’est pas indien de comprendre le sous-texte du long-métrage. Quand il en est incapable, il voit alors un simple film d’action et d’assassins. Ce n’est pas sa faute, un réalisateur doit choisir et trouver son public.

En France, beaucoup de journalistes aiment dire que vous faites de l’anti-Bollywood : êtes-vous d’accord ? 

Je suis financé par l’argent de Bollywood, donc mes films le reflètent. Je n’ai pas grandi autant avec ce cinéma qu’avec le cinéma japonais ou européen, mais j’ai grandi en écoutant toutes les chansons à la radio. Cette industrie est donc une part importante de moi. Quand j’ai commencé la réalisation, ça a été difficile, car je ne me sentais à ma place nulle part, ni dans les festivals internationaux, ni en Inde. Cela m’a pris des années avant d’accepter le fait que j’avais un statut particulier et que je devais juste rester fidèle à moi-même. Au final, vous trouvez ou vous ne trouvez pas votre audience. Chaque film est un voyage.

Je dois probablement apprendre à parler plus aux masses pour faire une différence, mais c’est tout un art. Les films hindi très commerciaux ont souvent fait beaucoup pour la société, surtout par le passé, en utilisant de grandes séquences musicales et des valeurs héroïques pour toucher les gens. C’est un peu moins le cas aujourd’hui.

On peut toutefois mentionner l’exemple récent de Jawan (Atlee Kumar, 2023), porté par Shahrukh Khan..

Oui tout à fait ! Il y a toujours un message qui passe à travers ses films d’une façon ou d’une autre, et qui atteint tout le monde. C’est un acteur qui a traversé beaucoup de choses, mais il est très calme, très mature. C’est un homme qui n’en dit jamais trop. Il fait juste son travail, et on ne sait jamais vraiment quelles sont ses intentions, mais son art rassemble les gens. Et c’est toute la magie de Shahrukh Khan. C’est pour cela qu’il est si important pour nous tous.

Vous avez dit à plusieurs reprises ne pas vouloir être considéré comme un activiste : est-ce toujours le cas ? 

Oui. Je ne me vois pas comme tel. Mais je suis politique. C’est impossible de ne pas l’être : si vous croyez en l’humanité et le sens de la justice, vous êtes forcément politique. Je ne peux pas dire que je suis un activiste : j’ai participé à des actions à un certain moment parce que je pensais devoir m’exprimer face au silence général. Cela a eu beaucoup de conséquences pour moi. Un jour, j’ai discuté avec un autre réalisateur qui m’a dit : « tu es un artiste. Ton art est une arme puissante que tu gâches. Ne parle pas publiquement, parle à travers ton art. » Il m’a alors donné l’exemple des réalisateurs iraniens. « Nous sommes plus libres que les cinéastes iraniens, chinois ou russes, m’a-t-il lancé. Donc s’ils trouvent le moyen de faire des films, pourquoi pas nous ? »

Cela a eu du sens pour moi. L’Inde est un pays obsédé par le cinéma, alors pourquoi ne pas utiliser les films pour dire ce que nous avons à dire, au lieu de perdre notre temps dans la rue. Le gouvernement n’écoute pas les activistes, il les ignore. Les films, eux, ont un impact énorme sur les gens. En Inde, ce qui compte, c’est d’abord le cinéma, puis sûrement le sport.

Quels sont vos futurs projets ? 

J’ai beaucoup d’idées d’histoires différentes. J’essaie actuellement de faire un film plus grand-public, même si je ne m’éloigne jamais d’un certain genre. Ce ne sera pas en tout cas aussi mainstream que ce que fait Shahrukh Khan ! Pour l’instant, je peux juste dire que le tournage débute en janvier.

Propos recueillis par Audrey Dugast le 20/09/2023

Remerciements à L’Étrange Festival

Imprimer


Laissez un commentaire


*