EN SALLES – Adieu ma concubine de Chen Kaige

Posté le 16 août 2023 par

Adieu ma concubine, chef-d’œuvre de Chen Kaige et du cinéma chinois de la Cinquième génération, retrouve le chemin de nos salles 30 ans après son triomphe à Cannes, dans une toute nouvelle version restaurée 4k.

Adieu ma concubine a reçu la Palme d’or au Festival de Cannes de 1993 ; or le film en demeure à ce jour l’unique lauréat d’origine chinoise. Ce film spectaculaire et tragique demeure l’œuvre-maîtresse du réalisateur Chen Kaige (L’Empereur et l’assassinL’Enfant au violon…). Admirablement servi par ses interprètes principaux – Gong Li (Épouses et concubines…) et Leslie Cheung (Happy Together…) – Adieu ma concubine n’a pas fini d’alimenter notre fascination pour tout un pan de la culture chinoise, sa somptuosité, sa cruauté glaçante et raffinée : une alliance de beauté et d’atrocité qui s’avère particulièrement sensible dans les productions de l’opéra de Pékin, genre musical à part entière et sommet d’artificialité, de stylisation, où peuvent se refléter, sur fond implacable de déterminisme socio-historique, les drames humains les plus intimes. Ce troublant jeu de miroirs entre bouleversements collectifs et tragédies individuelles constitue le motif central d’Adieu ma concubine, et contribue à en faire résolument un incontournable du cinéma, asiatique ou non.

Adieu ma concubine est bâti sur un long flash-back qui suit cinquante ans d’histoire de la Chine, des années 1920 aux années 1970. Au commencement : une amitié entre deux enfants, Douzi et Xiaolou, dans le cadre de l’école de l’Opéra de Pékin. Ils jouent ensemble Adieu ma concubine, pièce de théâtre évoquant les adieux du prince Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji (rôle interprété traditionnellement par un homme : ici, Douzi). Ces adieux se concluent par le suicide de Yu, qui n’ignore pas que la défaite et la mort attendent son bien-aimé à l’issue de son combat face à Gaozu, futur empereur de Chine. Pour ces deux garçons orphelins, humiliés, maltraités par leurs formateurs, le théâtre représente tout. Il est non seulement leur vie : il est le monde. Pour eux plus encore que pour la foule idolâtre, les acteurs sont des dieux vivants. L’emprise de l’opéra sur leur existence est telle que Douzi s’identifie à son personnage de concubine et tombe amoureux de Xiaolou. Amour inavouable, bouleversant, et évidemment impossible. Le drame commencera à se nouer lorsque Xiaolou voudra épouser Juxian, une prostituée, et que les turpitudes de l’occupation japonaise puis de la révolution maoïste s’inviteront dans ce triangle amoureux. Notons que le début du film (les cruautés infligées aux enfants, la découverte de l’univers du théâtre) constitue la partie la plus forte du récit. Telle une rampe de lancement pour une suite un peu plus convenue, mais non moins poignante.

Ce qui frappe surtout dans Adieu ma concubine, encore aujourd’hui, c’est son accomplissement technique et esthétique ; la splendeur crépusculaire de sa photographie ; la fluidité aérienne, parfois sensationnelle de ses plans-séquences. Les courtes focales prolifèrent (scènes de foules, décors sublimés par le grand angle) et ne rendent que plus saisissants les gros plans sur les visages – tour à tour bouleversants, grotesques, pathétiques, magnifiquement énigmatiques. Cette beauté des images trouve son acmé dans des fulgurances chromatiques presque trop voyantes. À cette harmonie visuelle un peu exhibitionniste se superposent, comme pour lui apporter un démenti – ou révéler son sous-jacent trouble et secret – des musiques qu’une oreille occidentale peu habituée aux sonorités de l’Opéra de Pékin (percussions répétitives, hurlements aigus, déclamations hystériques) pourra juger dissonantes, voire agressives. Mais il faudra du moins leur reconnaître une parfaite cohérence avec le récit fiévreux et tragique qui nous est conté, ainsi qu’avec le contexte historico-culturel qui représente, au fond, la matière première du film. Dès lors, il ne tiendra qu’à l’oreille du spectateur de consentir à s’adapter.

Que dire de plus de cette intrigue où, explicitement, communiquent la grande Histoire (celle de la Chine du XXe siècle) et l’histoire intime de ses personnages ? Avant tout qu’on est frappé par l’audace et la cruauté d’un récit au tracé imparable, doté de la netteté tranchante d’une tragédie, mais truffé d’angles morts, de sous-entendus relégués hors-champ. Les fondus au noir se multiplient : autant de béances, de failles ou d’ellipses. C’est dire le caractère hallucinatoire, voire onirique de l’ensemble. Et sa force hypnotique. Laquelle, nimbée d’une certaine froideur, peut tenir à distance le spectateur, nuire un peu à son empathie, mais en définitive s’avère saisissante. D’autant qu’il est difficile de rester insensible à l’étrangeté suscitée par la reconstitution méticuleuse d’une époque et de ses rites – étrangeté peut-être plus profonde que dans n’importe quel film de science-fiction, plus troublante, car elle s’élabore sur le terreau d’une vérité socio-historique et, paradoxalement, d’une humanité commune en laquelle les spectateurs du monde entier peuvent se mirer : quoi de plus universel, en effet, que ces visages désemparés dont Kaige parsème sa mise en scène, ces regards reflétant pitié, amour, jalousie, haine, souffrance ? Si bien que seul le vernis du film s’avère radicalement exotique. Or, ce vernis (costumes, rites, langage, musique…) constitue plus qu’un simple effet de cosmétique, et plus encore qu’un hommage – certes ambigu – à tout un pan de la culture chinoise traditionnelle. Nous ramenant à une certaine étrangeté fondamentale de la condition humaine, il distille une fascination mystérieuse que les éblouissantes 171 minutes du film ne sont pas de trop pour sonder et mettre en musique, passer en revue et sublimer. Résultat : le film dans son ensemble est aussi, à sa manière, un opéra. Cette troublante mise en abîme constitue peut-être le plus beau gage de la cohérence et la richesse de cette œuvre-phare du cinéma chinois.

Antoine Benderitter.

Adieu ma concubine de Chan Kaige. Chine. 1993. En salles en version restaurée 4k le 16/08/2023.