VIDEO – L’Échiquier du vent de Mohammad Reza Aslani

Posté le 17 mai 2022 par

Présenté lors de l’édition virtuelle du Festival de Cannes 2020, quelque 40 années après sa sortie, L’Échiquier du vent (1976) fait figure de rareté dans le cinéma iranien de l’époque, et de miraculé aujourd’hui. En exclusivité mondiale après sa projection en salles en 2021, la version restaurée en 4K du film de Mohammad Reza Aslani sort en DVD/Blu-Ray chez Carlotta.

Suite à la mort de son épouse, Haji Amou, un commerçant traditionaliste, patriarcal et corrompu, projette de se débarrasser de sa belle-fille, héritière en titre de la fortune et de la demeure luxueuse dans laquelle ils vivent. Cette femme émancipée et moderne est paralysée et ne peut se déplacer qu’en fauteuil roulant. Pour faire face au complot fomenté par son beau-père, elle se fait aider par sa servante, ignorant que celle-ci joue sur les deux tableaux.

L’Échiquier du vent est de ces films de patrimoine dont on ne mesure pas toujours la chance de pouvoir les découvrir. Sa genèse et son histoire se trouvent être tout aussi intéressantes que l’œuvre elle-même. Projetée une seule et unique fois au Festival International de Téhéran en 1976, elle est par la suite interdite par le nouveau régime qui renversa le shah d’Iran en 1979, et confisqua les bobines. De mains en mains, de collectionneurs en collectionneurs, les rares copies sont peu à peu perdues et le film de Mohammad Reza Aslani semble alors voué à l’oubli. Mais en 2015, chez un antiquaire, le négatif, bien qu’en piteux état, est miraculeusement retrouvé par la fille du réalisateur et restitué à son auteur. S’en suit un long et méticuleux processus de restauration à partir du 35mm, supervisé par les talents conjugués de la Film Foundation de Martin Scorsese et de la fameuse Cineteca de Bologne. Le film, dans sa seconde et presque première vie, ressuscite, et est finalement projeté en 4K au Festival de Cannes 2020, et dans nos salles françaises en 2021. L’occasion de découvrir une pièce manquante et inestimable de l’histoire du cinéma iranien se présente à nouveau cette année, avec la sortie en DVD/Blu-Ray d’un chef-d’œuvre effacé par les tumultes de l’Histoire.

Réalisé tout juste trois années avant la révolution iranienne, L’Échiquier du vent ne manque pas de s’inscrire dans le contexte très instable et transitoire de son époque. L’histoire se déroule au début du XXe siècle, durant la dynastie Kadjar (1794-1925), et fait écho au monde monarchique en phase de désintégration qui était encore celui de l’Iran en 1976. Mohammad Reza Aslani orchestre un petit jeu de massacre au sein d’une bourgeoisie exsangue, gangrénée par la quête de pouvoir et l’avidité, où une héritière paraplégique se confronte aux convoitises des habitants de sa demeure. Le maître de maison, vulgaire, tyrannique et envieux de la fortune de sa défunte femme, rend infernale le quotidien de sa belle-fille endeuillée, et souhaite sa mort à de nombreuses reprises. Dans ce cadre pourtant propice à l’implosion, le cinéaste envisage le silence et le statisme comme la retranscription la plus fidèle de la violence environnante et des douleurs muettes de son personnage. La caméra épouse avec une incomparable grâce l’opulence, le mobilier et les symétries de la bâtisse, dont les décors sont inspirés des miniatures persanes. Somptueusement éclairées de bougies tamisées à l’image du Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick, les pièces révèlent chacune à leur tour de nouveaux jeux de complot et de domination.

Lorgnant parfois du côté du thriller, l’atmosphère inquiétante, gothique et lugubre de l’ensemble complète le tableau de ce conte cruel en quasi huis-clos où l’influence de la peinture et de la littérature locales rejaillit sur chaque plan. La gestion de l’espace comme miroirs des tensions et catalyseurs de l’intrigue rappellent en ce sens, dans un tout autre registre, les films en intérieur de Satyajit Ray ou les conflits d’intérêt en haute sphère présents chez Luchino Visconti. Les commérages entre lavandières qui reviennent ponctuer et commenter l’action à quatre reprises, pluralisent les points de vue et brouillent l’objectivité de ces derniers, donnant à la tragédie des airs opératiques et offrant au spectateur un récit complexe, halluciné par moment, où tout est à remettre en question. Aussi Aslani se permet-il une modernité remarquable et étonnante pour l’époque, aussi bien au niveau de l’écriture que de l’esthétique générale. Les scènes teintées de couleurs orangées évoquent ainsi le cinéma muet et stimulent les mystères du métrage.

Sur le plan narratif, un sous-texte érotique est supposé entre la protagoniste et sa servante, qui joue quant à elle de la confiance qu’on lui accorde et manigance sur plusieurs fronts. L’immobilité de la belle-fille, clouée sur son siège en rotin, est répondue par les virevoltes incessantes des autres personnages. L’escalier du hall d’entrée, selon les trajectoires et la manière dont il est cadré, joue lui aussi un rôle dans les machinations de la demeure auxquelles se greffe le déplacement des corps. La bourgeoisie dépeinte est d’autant plus féroce et impitoyable qu’elle est à l’agonie, prête à tout pour survivre et ne pas faire de cette maison son tombeau. C’est par une sourate du Coran mettant en garde contre la course à la richesse que débute le film, qui résume à elle seule le mal invisible dont chacun est ici la proie, et qui dicte les évènements de plus en plus anarchiques et lancinants du récit, à mesure que se rapproche l’inéluctable.

Bonus

Le Majnoun et le Vent (51min, 2022) : documentaire réalisé par la chercheuse et spécialiste du cinéma iranien Gita Aslani Shahrestani, indissociable du film lui-même tant la genèse du projet et sa redécouverte des décennies plus tard permettent de le reconsidérer. De nombreux témoignages rendent compte de la précieuse aventure humaine et artistique que connaît ce métrage malgré ses censures et sa marginalisation de la part des ayatollahs.

La coupe Hassanlou et l’Histoire de celui qui demande (21min, 1966) // La coupe Hassanlou :  J’ai dit de contempler cette coupe divinatoire (28min, 2014) : 2 courts-métrages de Mohammad Reza Aslani à propos de la coupe Hassanlou, datant du IIe millénaire av. J.-C. et découverte en 1957 dans le nord-ouest de l’Iran. En tant que pionnier du cinéma d’auteur de son pays, Aslani se livre à l’expérimental et fait de ce trésor archéologique un document sous forme de bas-relief sur l’histoire des Iraniens, autant qu’une métaphore destinée à ses contemporains. Mythologies antiques et mysticisme côtoient des images et des sons modernes au plus haut point hypnotisants.

Les suppléments de l’édition comprennent également la bande-annonce 2021 du film.

L’Échiquier du vent fait donc partie des ressorties phares de cette année 2022, en tant que précieux témoignage du cinéma d’époque iranien et de l’un de ses plus éminents esthètes, Mohammad Reza Aslani.

Richard Guerry.

L’Échiquier du vent de Mohammad Reza Aslani. Iran. 1976. Disponible en DVD/Blu-Ray chez Carlotta Films le 17/05/2022.

 

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