EN SALLES – Gangubai Kathiawadi de Sanjay Leela Bhansali : mafia queen de Bombay

Posté le 11 mars 2022 par

Maître absolu de Bollywood depuis les années 1990, Sanjay Leela Bhansali revient après 4 ans d’absence avec Gangubai Kathiawadi, une fresque monumentale inspirée de l’histoire vraie d’une jeune prostituée devenue proxénète et femme politique respectée. Le long-métrage est à découvrir actuellement dans quelques salles en France, avant d’être disponible sur Netflix courant avril.

Si Sanjay Leela Bhansali puise souvent son inspiration dans la littérature et dans le folklore, il choisit ici d’adapter, en prenant des libertés, l’histoire méconnue de la mafieuse Gangubai Kothewali, documentée par le journaliste Hussain Zaidi dans son livre Mafia Queens of Mumbai (2011). Adolescente de 16 ans issue d’une famille bourgeoise, Gangu rêve de devenir actrice dans le Bollywood des années 1960, alors à son apogée. Son petit-ami lui promet un destin de star et l’emmène en secret à Bombay pour qu’elle rencontre des producteurs : il la conduit en fait dans le quartier malfamé de Kamathipura afin de la vendre à un bordel. D’abord désespérée, Gangu décide d’accepter son sort et se transforme peu à peu en redoutable, mais sensible figure de la pègre locale.

Mélangeant fresque sociale et grand divertissement, Sanjay Leela Bhansali décide encore une fois de faire d’une figure féminine le cœur même de son œuvre. Jeune femme résiliente, sacrificielle et audacieuse qui refuse d’accepter ce qu’on lui impose, Gangu est incarnée avec sincérité et justesse par Alia Bhatt, qui porte littéralement le long-métrage sur ses épaules. Déjà brillante dans des films comme Highway (Imtiaz Ali, 2014) ou Udta Punjab (Abhishek Chaubey, 2016), l’actrice révèle ici une nouvelle palette de son jeu plus mature et plus brut : par un exercice intéressant de la voix et de la posture, elle passe ainsi naturellement de l’innocente adolescente à la matrone respectée, même si son interprétation perd toutefois de son mordant dans la dernière demi-heure du film, du fait d’un scénario trop convenu qui la déifie dès lors qu’elle devient une politicienne aguerrie et adulée. En voulant à tout prix ériger son personnage en nouvelle “Mother India”, le réalisateur Sanjay Leela Bhansali tombe malheureusement dans une certaine caricature après une maîtrise du récit presque sans faute.

Soutenu par une photographie impeccable, avec des plans soignés et une attention pointilleuse au détail, le long-métrage est, cela étant, un concentré de perfectionnisme qui fait la part belle aux émotions et aux scènes grandioses. Et comme dans tous ses films, Sanjay Leela Bhansali compose lui-même toutes les musiques : mélange de genre entre chants traditionnels – on retiendra notamment le magnifique qawwalî “Shikayat”, interprété par Archana Gore – et rythmes plus modernes, les séquences musicales envoûtantes sont magnifiées par des chorégraphies particulièrement maîtrisées. Si ces dernières sont habituellement filmées en plusieurs prises, Bhansali s’essaie ici à un plan séquence impressionnant de près d’une minute sur la chanson “Dholida”, qui célèbre Navrati, une fête religieuse hindoue en l’honneur de la déesse mère Devi. 

Le traitement de la religion est d’ailleurs particulièrement intéressant dans le film : perspicace vis-à-vis du contexte politique actuel, Bhansali ne met pas trop en scène les hindous afin de s’éviter les foudres de la droite nationaliste. Il n’hésite pas en revanche à s’en prendre aux catholiques, fermés d’esprit, qui ont importé leurs mœurs et leurs écoles en Inde : un détail majeur pour  le long-métrage, qui se déroule moins de vingt ans après l’indépendance du pays.

Mais c’est toutefois la représentation des musulmans qui surprend positivement : diabolisés depuis plusieurs années à Bollywood, ils ne tiennent pas ici le mauvais rôle, alors même qu’ils incarnent les tenants de la pègre locale. Leur leader, Karim Lala (Ajay Devgan), véritable figure criminelle ayant régné pendant plus de vingt ans sur Bombay, devient le protecteur et allié politique de Gangu. Afsaan (Shantanu Maheshwari, qui fait ici des débuts très prometteurs sur grand écran) est quant à lui le jeune amant timide et attentionné de Gangu. Tout au long du récit, ces personnages musulmans centraux seront deux des seuls hommes à respecter la jeune femme. 

Avec une caméra bienveillante envers son actrice mais sans fard dans son approche des cruautés auxquelles elle fait face, Bhansali aborde en effet la question sensible de la pureté féminine dans la société indienne. Alors qu’un journaliste demande à Gangu si elle n’a jamais voulu rentrer chez elle, il est foudroyé par un regard empli de tristesse et de résiliation : salies par le corps des hommes, les jeunes filles vendues à la prostitution font face au rejet de leur famille et sont contraintes de faire le deuil de leur vie passée, condamnées à un statut de paria. Un courage et une force que Sanjay Leela Bhansali célèbre et honore tout au long de son film, en se posant une question centrale par la voix d’une jeune prostituée  : « d’où les hommes tirent-ils leur orgueil ?”.

Vingt ans après la sortie de Devdas (Bhansali, 2002), qui mettait déjà en scène des femmes broyées par un système patriarcal et religieux injuste, la question reste toujours sans réponse.

Gangubai Kathiawadi de Sanjay Leela Bhansali. Inde. 2022. En salles le 25/02/2022

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