Aujourd’hui, on se penche sur un chef d’oeuvre : Kwaidan de Kobayashi Masaki, sorti en 1964. Pour le bonheur de tous, le film est disponible en VOD.
Le réalisateur de la trilogie de La Condition de l’homme ainsi que de Hara-Kiri pour lequel il avait obtenu le Prix spécial du jury au Festival de Cannes de 1963, propose avec Kwaidan un film a priori moins engagé politiquement que ses travaux précédents. Il adapte en anthologie des histoires traditionnelles de fantômes japonais issues d’un recueil de l’écrivain irlandais Lafcadio Hearn. Ce film, également sélectionné au Festival de Cannes, a permis à Kobayashi de recevoir un deuxième Prix du jury en 1965.
Kwaidan est scindé en quatre histoires : Les Cheveux noirs, La Femme des neiges, Hoichi sans oreilles et Dans un bol de thé. Les Cheveux noirs raconte la ruine d’un samouraï abandonné par son maître cherchant à s’élever de nouveau socialement en se mariant à une riche héritière. La Femme des neiges expose la rencontre de deux bûcherons perdus dans une tempête de neige avec une femme fantôme. Hoichi sans oreilles conte l’envoûtement d’un moine aveugle que des fantômes samouraïs viennent chercher chaque nuit afin qu’il leur joue de la musique. Dans un bol de thé, quant à lui, propose deux histoires en une puisque nous suivons à la fois l’intrigue d’un romancier ayant disparu et celle du roman qu’il écrivait où un soldat se voit harcelé par des fantômes de plus en plus pugnaces.
Kwaidan, en dépit de son statut d’histoire de fantômes, ne fait pas exactement peur. Les histoires présentées sont poétiques plutôt qu’horrifiques, avec notamment un soin apporté à la création d’une ambiance onirique. C’est d’ailleurs là que Kwaidan révèle la force soulevée par nombre de critiques et de spectateurs à sa sortie. Le travail visuel du réalisateur sur le film est impressionnant de créativité, de finesse et d’adresse. La diversité des histoires est mise en valeur par la création de décors studio avec chacun sa palette de couleurs et ses motifs. Son paysage nocturne où des yeux remplacent les astres dans La Femme des neiges sont un exemple parmi tant d’autres de trouvailles surprenantes pour l’époque. En dehors de la composition et du contenu des plans, le travail de montage est lui aussi très novateur. Dans Les Cheveux noirs, par exemple, Kobayashi filme un faux face-à-face entre le samouraï et son ancienne femme uniquement avec des plans alternés qui montrent, en quelques secondes, tous les sentiments enfouis des deux personnages. De même, les apparitions des fantômes en surimpression n’ont rien à envier à des films plus récents.
Chaque histoire traite d’une époque ainsi que d’une localisation différente, permettant ainsi au spectateur de s’immerger dans un paysage varié du folklore surnaturel japonais. Ainsi, dans Les Cheveux noirs est évoquée en filigrane la chute de Kyoto durant la guerre Onin entre 1467 et 1477 tandis que Hoichi sans oreilles prend comme point de départ le conflit entre les clans samouraïs Genji et Heike s’étant déroulé entre 1180 et 1185. En dehors du microcosme représenté dans ces intrigues comprenant une poignée de personnages, nous retrouvons donc une fresque de l’histoire des samouraïs dans l’ancien Japon qui répond en écho aux troubles des personnages. Le personnage principal des Cheveux noirs a quitté Kyoto ainsi que sa femme pour tenter d’obtenir un contrat de mariage avec une riche noble. Il se rend compte que la situation n’est pas aussi idyllique qu’il le pensait. Sa nouvelle femme et lui étant incapables de s’aimer, il revient à Kyoto affronter une ruine bien pire encore qu’avant son départ puisque la ville est détruite et son ancienne fiancée morte. Nous pouvons donc associer l’histoire de cet homme à celle de tout le Japon pendant la guerre d’Onin entre clans samouraïs pour récupérer le statut d’empereur, celle-ci ayant dégénéré au point de plonger le pays entier dans la ruine, sans que la situation politique du pays n’évolue pour autant. On peut également se demander si Kobayashi ne dessine pas là un parallèle avec un Japon qui lui serait bien plus contemporain. Le film est sorti dans la décennie suivant la fin de l’occupation américaine et Kobayashi était très engagé dans ses idéaux antimilitaristes après avoir été enrôlé dans l’armée japonaise dans les années 40, époque du conflit en Mandchourie. Les Cheveux noirs pourrait ainsi être rapproché de la politique expansionniste du Japon ayant conduit à leur entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Chaque histoire, par ses références, offre un spectre d’analyse et de réflexion possible, ainsi que par sa morale souvent ambiguë. En effet, les fantômes de Kwaidan ne sont pas systématiquement les antagonistes du film. Dans les Cheveux noirs comme dans Hoichi sans oreilles, les vivants se révèlent être parfois plus cruels que les morts.
Kwaidan était qualifié de chef d’œuvre à sa sortie en 1965 et il en demeure un sans aucune hésitation en 2020, 55 ans après.
Elie Gardel.
Kwaidan de Kobayashi Masaki. Japon. 1964. Disponible sur les plateformes Orange et FilmoTV