Kinotayo 2019 – Entretien avec Sekine Kosai pour Love at Least

Posté le 23 février 2019 par

Nous avons rencontré Sekine Kosai dont le premier long-métrage, Love at Least, qui suit une surprenante héroïne atteinte de troubles bipolaires, a remporté le prix du jury au Festival Kinotayo.

Yasuko souffre de troubles bipolaires qui lui rendent la vie difficile. Tantôt exaltée au-delà de tout contrôle, tantôt dépressive et hypersomniaque au point d’être incapable de sortir de son lit, elle a bien du mal à cohabiter avec son timide compagnon, Tsunaki. Pourtant, quand l’ex-copine de celui-ci fait son irruption pour tenter de le reconquérir, la vie de Yasuko se retrouve bouleversée, alors qu’elle commence à contre-cœur à travailler dans un restaurant.

Sekine Kosai s’est exprimé sur son choix de raconter cette jeune femme changeante que l’actrice principale, Shuri, interprète avec une intensité impeccable.

Love at Least est votre premier long-métrage. Avant tout, pouvez-vous nous parler de votre parcours et de comment vous avez été amené à devenir réalisateur ?

J’ai fait beaucoup de clips musicaux et de spots publicitaires, mais ma carrière au cinéma a débuté avec un court-métrage. En 2005 j’ai donc réalisé Right Place, qui a reçu le grand prix pour un jeune réalisateur au Festival international de la créativité Cannes Lions. Ensuite, pendant dix ans, je n’ai pas fait de cinéma. J’ai essayé mais ça n’a pas marché. Cette fois-ci je crois que c’était le bon moment et j’ai pu réaliser mon premier long-métrage de fiction, et aussi, en même temps, mon premier documentaire, qui s’appelle La Tour du Soleil. C’est un artiste japonais qui s’appelle Okamoto Taro qui a créé cette tour à l’occasion de l’exposition universelle d’Osaka. C’est une tour très célèbre au Japon.

Love at Least est une adaptation d’un roman de Motoya Yukiko. Comment avez-vous travaillé à partir de l’œuvre originale ?

J’ai moi-même écrit le scénario. Mon producteur s’appelle M. Kai, et nous avons pris beaucoup de décisions ensemble. En fait, le roman est écrit à la première personne, du point de vue de Yasuko, le personnage principal féminin. On retrouve surtout ses sentiments et ses frustrations dans le roman, mais je pense que la première personne n’était pas adaptée au cinéma, alors j’ai voulu changer le style. J’ai donc donné plus d’importance au personnage de Tsunaki, le petit ami, pour créer un contraste entre leurs deux vies, mais aussi entre leurs valeurs et objectifs respectifs.

Le personnage principal, Yasuko, souffre de troubles bipolaires et est en phase dépressive pendant la plupart du film. Comment avez-vous travaillé ce personnage à l’écriture ?

J’ai fait des recherches sur cette maladie et j’ai rencontré des psychanalystes. J’ai aussi demandé conseil à des amis qui ont souffert des mêmes problèmes. Néanmoins, j’ai vite compris que s’il y avait cent patients, il y avait cent cas différents, et que ce n’était donc pas vraiment la peine d’approfondir chaque cas. D’ailleurs, ce n’était pas le thème principal du film, donc j’ai fait un peu de recherches, mais pas trop.

Justement, si vous deviez définir le thème principal du film, ce serait quoi ?

Il y a plusieurs thèmes dans ce film. Le premier est le fait que chacun est unique et qu’il n’existe pas de gens « normaux ». D’ailleurs, concernant le trouble bipolaire, certains le considèrent comme une maladie, mais d’autres le considèrent juste comme un trait de caractère. Est-ce que cette dernière position n’est pas un peu hypocrite ? Est-ce que si on avait un voisin qui souffrait de ce problème, on l’accepterait plus facilement comme ça ? On ne le sait pas, en fait. Du coup, je voulais approfondir un peu cette question-là. De plus, dans la société japonaise, je pense qu’il y a beaucoup de jeunes qui se sentent oppressés, puisqu’on a l’impression qu’il faut ressembler aux autres, que tout le monde doit se ressembler. Pourtant, c’est impossible, et cela fait naître de la souffrance chez les jeunes. Je ne sais pas si c’est le cas en France, mais en tout cas je pense que ça l’est au Japon et peut-être dans beaucoup de pays. Nous sommes des êtres humains, et donc des animaux, et nous avons besoin de nous sentir vivants. Cependant, je pense que les jeunes de notre époque ont du mal à se sentir vivants, et j’espérais que le film soit un déclic pour qu’ils s’ouvrent plus au monde.

Concernant le personnage de Yasuko, elle est très singulière et parfois même antipathique. D’après vous, qu’est-ce qui fait qu’on ressent malgré tout de l’empathie pour elle ?

Je pense que c’est dû à la façon dont le scénario a été écrit. Bien sûr, au départ, je pense que beaucoup de spectateurs sont un peu énervés par Yasuko. On la trouve plutôt antipathique, mais on commence à l’apprivoiser, à la connaître, et on se rend compte que c’est un être humain comme nous. D’ailleurs, on comprend beaucoup de ses sentiments et de ses pensées, et du même coup on comprend mieux sa souffrance et sa peine. Par exemple, on se rend compte vers la fin du film que pour Yasuko et Tsunaki c’est très difficile d’être ensemble, mais on peut penser que c’est possible qu’ils se comprennent. Il y a une possibilité de compréhension mutuelle, et moi j’aimerais que le public pense que Yasuko c’est quelqu’un qui est dans son entourage.

C’est un rôle très intense, qu’on imagine difficile pour une actrice. Comment votre actrice, Shuri, l’a-t-elle travaillé ?

C’est vrai qu’on me pose souvent cette question. En fait, Shuri m’a parlé de ses traumatismes, de ses abandons. Même si elle est jeune, dans sa vie elle a déjà connu des déceptions, et justement elle avait de l’énergie pour surmonter tous ces obstacles. Elle a d’abord lu le scénario avant de lire le roman, et elle pouvait comprendre la vie de Yasuko puisqu’il y avait des poins commune avec sa propre vie. Je pense que ça lui a donné envie de se rendre utile pour ceux souffrant du même problème, notamment dans le public. C’est quelqu’un de très rigoureux et je pense qu’on avait le même but dès le début, donc il n’était pas nécessaire de la diriger en détail car je savais qu’elle était capable de jouer ce rôle et qu’elle avait ce genre de technique. C’était quelqu’un qui préparait beaucoup en avance, et j’avais l’impression qu’elle était tout en muscles. Justement, je lui ai dit qu’il fallait aussi un peu de graisse et qu’il fallait être détendue en arrivant sur le tournage, puisque Yasuko avait ce côté-là. Du coup, je lui ai parfois demandé de moins se préparer avant de tourner.

Ce rôle fait un peu penser à celui qu’interprète Cocco dans Kotoko de Tsukamoto Shin’ya. Est-ce un film que vous avez vu ?

Oui, j’avais vu le film de Tsukamoto, mais je ne me rendais pas compte de cette influence, c’était inconscient. C’est drôle parce que dès qu’on me fait une remarque je me dis « ah, effectivement ! ». C’est pareil avec 37°2 le matin, deux ou trois personnes ont fait le rapprochement entre Yasuko et le personnage principal du film de Beineix. Ce qui est drôle c’est que la compositrice de la musique de mon film a étudié la musique en France, et elle avait comme professeur le compositeur de la musique de 37°2 le matin, Gabriel Yared.

Pour rebondir sur la forme du film, vous qui avez déjà une carrière dans le clip musical, en quoi votre approche de l’image a-t-elle été différente pour ce film ?

On me parle souvent de ça, et effectivement quand je réalisais des clips musicaux ou des spots publicitaires, je faisais une image un peu plus sophistiquée. Pour ce film j’ai justement voulu apporter un côté un peu plus brut puisque cela correspondait au contenu. Je devais faire face à la vie de quelqu’un, et ce n’est pas quelque chose d’esthétique, quelque chose de beau, alors c’était plutôt naturel d’apporter ce côté brut. J’ai d’ailleurs trouvé ce travail très stimulant et amusant.

Pour la suite, avez-vous déjà de nouveaux projets au cinéma ?

Oui, j’ai plusieurs projets en cours pour le cinéma. Cependant je ne suis sûr de rien pour le moment, donc je ne peux pas encore en parler.

Pour conclure nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché ou marqué et de nous expliquer pourquoi. Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?

Ce serait une scène dans Paris, Texas de Wim Wenders. Le personnage principal, Travis, retrouve sa femme qui avait disparu. Ca se passe dans le cadre d’un peep show, et ils commencent à se parler sans qu’elle le voit, grâce à un téléphone. Travis commence à lui raconter leur histoire, mais sans lui dire qui il est, et au fur et à mesure elle comprend que c’est lui. Ce personnage masculin ne parle quasiment pas tout au long du film, jusqu’à cette scène. C’est comme le personnage de Tsunaki : de la même manière, il se met à parler à la fin du film, et on comprend enfin ses pensées et sa personnalité. Je trouve cette scène très dramatique, c’est celle où on comprend enfin le personnage, et elle m’a beaucoup touché.

Propos recueillis par Lila Gleizes à Paris le 11/02/2019.

Traduction : Megumi Kobayashi

Remerciements : Megumi Kobayashi, Xavier Norindr et toute l’équipe de Kinotayo.

Love at Least de Sekine Kosai. Japon. 2018. Projeté dans le cadre du Festival Kinotayo.

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