En salles – Monsieur de Rohena Gera : La Délicatesse (en salles le 26/12/2018)

Posté le 26 décembre 2018 par

Présenté à Cannes lors de la Semaine de la Critique, le film Monsieur, de la réalisatrice indienne Rohena Gera (What’s love Got to do with it?), sortira en salles le 26 décembre, distribué par Diaphana. Retour sur cette histoire d’amour délicate sur fond de divisions sociales.

Ratna, Ashwin. Une domestique, son employeur. Deux univers qui se touchent, qui cohabitent sous le même toit mais entre lesquels demeurent une infranchissable barrière. Pourtant, lorsqu’Ashwin se sépare de sa compagne, cette frontière va se troubler peu à peu.

Les fractures sociales en Inde peuvent être aussi profondes que difficiles à appréhender pour le spectateur étranger. Le sujet auquel s’attelle Rohena Gera pour son premier long-métrage de fiction est donc d’autant plus complexe qu’il est ancré dans un contexte culturel singulier. Pour autant, son récit parvient à prendre une envergure universelle grâce à des interprètes tout en nuances et à une mise en scène habilement travaillée, qui parviennent à communiquer des émotions d’une grande subtilité.

Ainsi, il n’est pas question ici d’une histoire d’amour passionnée et démonstrative, et pour cause : le film parvient à nous faire sentir tout le poids des conventions et de la hiérarchie qui enserrent les personnages. Nul besoin pour cela de se faire insistant et de forcer le trait, puisque la perception de ces inégalités passe essentiellement par les attitudes et la répartition de l’espace. Plus que les dialogues, ce sont donc la discrétion et la retenue de l’actrice Tillotama Shome incarnant Ratna qui contribuent à l’établir en tant que servante dominée socialement, qui doit savoir se faire oublier à tout moment. De même, bien que les deux héros partagent un lieu de vie, ils ont chacun un domaine au seuil duquel l’autre s’arrête : Ratna n’est pas supposée rentrer dans la chambre d’Ashwin, lui reste à l’entrée de la cuisine. Toujours, des meubles se dressent entre eux, et de loin en loin un travelling horizontal nous amène à entrevoir les deux vies séparées qu’ils mènent de part et d’autre d’une cloison.

C’est pourtant par la fragilisation de cette distance tacite que l’on va assister à la prise de confiance progressive de Ratna, aussi bien dans sa relation à son employeur que dans son propre destin. Là encore, l’opération est discrète, un grand poids étant donné aux silences et aux regards dans le cadre feutré de l’appartement où nous sommes enfermés la plupart du temps. La musique, souvent, prend le relais des mots qui ne peuvent être prononcés. Le succès de cette formule se ressent dans tout le retentissement d’une simple réplique, alors que la jeune femme ose offrir à Ashwin un mot d’encouragement et de solidarité en évoquant la perte de son propre mari. Quelques mots bien intentionnés, mais qui fracassent l’ordre établi, puisque Ratna s’élève ainsi au-dessus du rôle de témoin silencieux supposé être le sien. Les domestiques, en effet, connaissent tout de la vie du foyer pour lequel ils travaillent, où tout se déroule comme s’ils étaient invisibles : mais ils ne commentent les faits qu’entre eux, dans les bruissements des cuisines et couloirs.

Cependant, le décalage entre les classes sociales n’est pas le seul à se manifester dans Monsieur, puisque l’histoire de Ratna, qui a pris son indépendance familiale, met également en avant le contraste entre l’Inde citadine et rurale. En effet, dans sa campagne d’origine, très traditionaliste, sa situation de veuvage est un tabou tandis que la grande ville dans laquelle elle vit désormais représente pour elle une liberté relative. Sa condition n’est certes guère enviable, mais dans la fourmilière des rues de Mumbai, ses rêves paraissent à portée de main. C’est que notre héroïne n’est pas résignée à sa fonction ni à l’espace clos de l’appartement d’Ashwin, contrairement à ce dernier qui ne semble en sortir que pour se rendre au travail. On la découvre à l’extérieur, dans les rues grouillantes, et dans ses échanges avec les autres employés… Surtout, elle a une ambition : devenir couturière, et met en œuvre les étapes nécessaires pour y parvenir. C’est d’ailleurs cette volonté, cette détermination qui va toucher Ashwin, éveiller sa curiosité pour cette femme qui vit sous son toit et à laquelle la société lui avait toujours dicté de ne pas prêter attention.

C’est que le jeune homme apparaît en définitive bien plus restreint dans ses perspectives, pris au piège d’une passivité confinant au fatalisme. En dépit des privilèges dont il bénéficie, il est lui aussi gouverné par les attentes qui pèsent sur lui, et semble mener une existence sans émoi. Bien qu’il nous soit montré comme globalement ouvert d’esprit, il n’est pas libre de choisir ses valeurs ou de suivre ses émotions. Progressivement, sa présence est éclipsée par celle de Ratna qui, sans se départir de sa réserve, prend de plus en plus de place à l’écran. La soif de vivre qui irradie de cette dernière est toutefois contagieuse, et en cherchant à l’apprivoiser c’est son propre destin qu’Ashwin va interroger. De la sorte, Monsieur devient un récit d’émancipation pour ses deux personnages centraux. Là encore, néanmoins, tout se fait par touches discrètes, par effleurements. Pas question de faire d’éclats, nécessité oblige : la tendresse qui vient brouiller les limites n’est pas suffisante pour ébranler les structures sociales, trop profondément ancrées, et la relation qui se noue est d’autant plus troublante qu’elle est frustrée.

Rohena Gera dresse ainsi, avec beaucoup de délicatesse, le portrait croisé de deux Indes prisonnières de leurs modèles et codes respectifs. La pudeur extrême avec laquelle elle met en scène l’affection naissante entre les personnages n’empêche pas de ressentir l’inconvenance de ces sentiments, dans le contexte opprimant dont elle a su rendre compte. Jamais excessif, toujours bienveillant, Monsieur est un récit à fleur de peau.

Lila Gleizes.

Monsieur de Rohena Gera. Inde. 2018. En salles le 26/12/18.

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