Ishii Yuya nous offre avec The Tokyo Night Sky Is Always the Densest Shade of Blue une errance amoureuse en forme de poème sur Tokyo.
The Tokyo Night Sky Is Always the Densest Shade of Blue nous propose de suivre deux personnages et leur univers jusqu’à leur rencontre. Il y a un homme, Shinji (Ikemasu Sotsuke), qui travaille sur un chantier et qui ne s’arrête pas de parler. Il est entouré de ses amis/collègues qui sont tous des marginaux dans la société japonaise. À la fois par leur classe mais également par leur attitude, ils sont excentriques et originaux. Et il y a une femme, Mika (Ishibashi Shizuka), qui cultive sa solitude et sa misanthropie à travers ses deux métiers, d’infirmière et d’hôtesse dans un bar. Le film touche d’abord par la vision du quotidien de ces corps centraux à travers un corps plus grand, celui de la ville, celui de Tokyo. Ishii Yuya frappe par sa vision du lyrisme urbain : il capte à travers une mise en scène audacieuse la mélancolie qui berce la vie tokyoïte. Ralentis, split-screens et plans obliques, voire de violents zooms, nous font découvrir les lieux que visitent les personnages, et une sorte de tristesse propre aux quartiers comme Shinjuku ou Shibuya. Ishii Yuya dépeint autant la ville, ses rues, ses bars que ses personnages qui ont l’air d’être portés par l’énergie électrique de Tokyo. Le projet est d’abord l’adaptation d’un recueil de poèmes de Saihate Tahi dont le film porte le nom. Un peu comme Makoto Shinkai ou Shunji Iwai, Ishii croit aux détails, à une contemplation spontanée. Il demande une attention aux changements de lumières, aux mouvements délicats. Le cinéaste ne berce pas dans le mono no aware comme les cinéastes cités, mais garde un lyrisme exacerbé qui semble même parfois toucher l’abstraction des émotions des personnages.
The Tokyo Night Sky Is Always the Densest Shade of Blue est également fascinant par l’attention qu’il accorde à un quotidien que l’on voit peu de cette manière dans le cinéma japonais. On suit les journaliers d’un chantier qui ont chacun des problèmes différents mais qui se retrouvent dans la solitude intrinsèque à la ville. Ils forment une espèce de bande qui a un quotidien répétitif entre fête, beuverie, rancard et travail. Même dans leur vie difficile, Ishii Yuya ne les montre pas comme des gens qui subissent un système mais comme des gens qui s’en sont écartés pour vivre au rythme de leur sensibilité. Ils cultivent leur propre rêve, en marge. Le film n’utilise pas les blessures des personnages comme des excuses d’un programme qui motiverait la narration du film, ce sont des réflexions, naïves, poétiques, brutes sur leur vie. Les voix off de Mika et Shinji, qui rythment le film, sont des espèces de pensées flottantes du quotidien. Et la mise en scène épouse les visions des personnages jusqu’à la constitution même de l’image qui devient aqueuse pendant les réflexions de Mika ou se réduit de moitié dans le regard de Shinji, qui ne voit que d’un œil. On accompagne les rêveries des personnages en épousant leur regard aussi bien mental que physique, avec des éléments esthétiques explicites mais qui sont cohérents dans la poïetique du film. Même s’il est ponctué de morts, de départs et événements grotesques voire tragi-comiques, le film ne quitte jamais réellement la flânerie des deux amants qui s’ignorent. On pense à la scène de coup de foudre qui rejoue les codes du genre, avec le gros plan sur les regards, le ralenti et la suspension du temps, et pourtant, elle n’aboutit pas à grand-chose dans l’immédiat. Il n’y a pas de déclic, ni de bouleversement amoureux. Cette scène est symptomatique du traitement de Ishii : il tente de donner à voir des moments qui révéleraient l’amour comme une somme d’actes manqués, et de rencontres hasardeuses entre le regard du poète et ses mots, ou entre le cinéaste et ses images, qui formerait une œuvre. Malgré son approche très crue et presque naturaliste de la capitale japonaise par ses personnages, il reste quand même un rêve commun qui fait justement vibrer la ville, qui pourrait rechanter le monde : ce serait l’amour, ou du moins une attention désintéressée.
Il y a donc dans le film une réflexion sur l’attention, sur le temps que l’on accorde aux autres et à soi. C’est peut-être le point faible du métrage, qui tente les esquisses d’un discours sur ce thème à travers les « ex » de Mika et Shinji, qui expriment le malaise de l’intérêt ou du désintérêt. La camarade de Shinji ne sort avec lui que parce qu’elle pense qu’il est riche alors que l’ex-petit ami de Mika l’évite pour se consacrer à son travail. Même si Ishii nuance ces parties, et les teinte de la mélancolie qui lie le reste de ses images, ces situations peuvent sembler trop théoriques pour un film qui s’efforce de garder une liberté lyrique. Les introspections de Mika, et les flashbacks qu’elles entraînent souffrent également du même défaut. Mais le mouvement du film n’est jamais vraiment stoppé, grâce à la place que le cinéaste donne à la ville qui ré-infuse le film d’un onirisme léger, notamment avec la chanteuse de rue. La grande réussite du film est représentée par cette artiste qui revient quatre fois dans le film pour chanter le même morceau. Et comme dans un poème, l’émotion que prend ce moment à l’aune de la situation qui l’a précédé et qui va suivre n’est jamais tout à fait une autre mais jamais tout à fait la même.
La « ganbare » ( courage) que chante cette femme devient un hymne à la joie, puis une lueur d’espoir, un cri de détresse et enfin une célébration. On se rend ainsi compte que la croyance qu’a Ishii en la poésie du cinéma est contagieuse. Et l’on espère aussi que l’on ne sera plus seul à lever la tête pour voir que le ciel nocturne de Tokyo est toujours de la plus profonde nuance de bleu.
Kephren Montoute
The Tokyo Night Sky Is Always the Densest Shade of Blue de Yuya Ishii. Japon. 2017.