DVD – Lost in Beijing de Li Yu (Disponible le 29/02/2016 chez Spectrum Films)

Posté le 19 mars 2016 par

Spectrum Films propose la (re)découverte en vidéo de Lost In Beijing, une pépite du cinéma chinois de 2007 signée Li Yu, portée par Tony Leung Ka-fai et Fan Bingbing. Retour sur l’un des films les plus marquants du cinéma chinois récent, à voir en DVD à partir du 29 février. 

An-Kun et son épouse Ping-Guo viennent du nord-est de la Chine et mènent une vie modeste à Beijing. An-Kun lave les fenêtres des gratte-ciel tandis que Ping-Guo travaille dans le salon de massage de Dong, un homme d’affaires incarnant la nouvelle société de l’argent. Après une soirée arrosée, Ping-Guo est agressée sexuellement par son patron.

Lost in Beijing illustre avec une rare force la manière dont la récente expansion économique de la Chine bouleverse les mœurs de la société chinoise. L’expérience, la sensibilité et le regard cru de la réalisatrice Li Yu va ainsi nous entraîner dans un récit noir et sans concession. Provinciale issue de la ville de Jinan, Li Yu quitta son emploi de présentatrice télé locale pour gagner Pékin où elle se révélera dans le court-métrage documentaire puis au cinéma. Ses œuvres sont donc imprégnées de cette expérience à travers les sujets sociaux et de mœurs abordés, que ce soit l’inaugural Fish and Elephant (2001), inspiré d’un de ses documentaires et évoquant un couple de lesbiennes, ou Dam Street (2005) qui parle d’une jeune mère célibataire. Lost in Beijing creuse le même sillon avec une déroutante tragédie.

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Li Yu nous montre une Chine dont l’expansion exacerbe la toute-puissance de ceux qui ont réussi et l’envie de ceux qui y aspirent, quitte à briser quelques destinées sans remords. Le début du film travaille schématiquement cette notion dans son parallèle entre nantis et démunis. Dans la scène d’ouverture, Lin Dong (Tony Leung Ka-fai) est pressé d’aller à l’essentiel par la prostituée qu’il a réservée car celle-ci a un rendez-vous peu après. Soucieux de prendre son temps quand il fait l’amour, Dong paye la prostituée sans consommer, certain qu’elle mettra du cœur à l’ouvrage en guise de reconnaissance à leur prochaine entrevue. La désinvolture et le pouvoir de l’argent se révèlent dans ce moment tout sauf anodin et nous découvrirons la source de revenu de Dong, un salon de massage de pieds. C’est là que travaille Li Ping-Guo (Fan Bingbing), jeune provinciale venue chercher la réussite à Pékin avec son époux An-Kun (Tong Dawei), laveur de carreaux dans les gratte-ciel de la ville. Là aussi, en quelques scènes, la réalisatrice capture les aspirations de cette jeunesse ambitieuse mais amenée à être brisée par les chemins de traverse de métiers précaires et ingrats, mais aussi par le machisme latent de cette société chinoise (les mains baladeuses des clients auxquelles mieux vaut ne pas être trop récalcitrante, la meilleure amie Xiao Mei – fil rouge du récit par sa déchéance tragique et anonyme – cherchant à dissimuler sa virginité à son rendez-vous galant du soir). Li Yu met en parallèle une certaine forme de pureté des sentiments chez les démunis (une longue et sensuelle scène de sexe entre Li Ping-Guo et An-Kun) et la froideur régnant chez les nantis avec Lin Dong allant voir ailleurs et délaissant son épouse Wang Mei (Elaine Jin), dépitée par sa stérilité.

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Retournant au travail après un repas trop arrosé, Li Ping-Guo va aguicher involontairement son patron qui, excité, va la violer malgré le fait qu’elle le repousse. Comble du drame, An-Kun, qui lavait les carreaux de la pièce à ce moment-là, est témoin de l’acte et pense être trompé. Dès lors va se jouer une comédie entre appât du gain et résurgence des sentiments. La brutalité du propos interpelle, le viol étant moins une souffrance pour la femme qu’une humiliation pour l’époux trompé (qui la prendra brutalement par remontrance quelques heures après ce viol) et finalement, une possibilité de s’enrichir. Si la tentative de chantage initiale échouera lamentablement, le tout devient plus négociable quand Li Ping-Guo s’avérera être enceinte et possible mère porteuse pour les nantis sans enfants. Li Yu dévoile le marché dans un mélange de cynisme cinglant (le contrat entre les riches scellant une fidélité conjugale avant la naissance) et d’un humour aussi ironique que gênant. On pense à ce moment où le mari et le patron craignent que Li Ping-Guo se soit suicidée en se jetant dans le vide, la peur naissant plus d’une possible perte de la poule aux œufs d’or que d’un intérêt pour la jeune femme. Le récit va au plus loin dans la description de cette société où la dignité s’achète sur l’autel de la réussite et renvoie finalement pauvres et riches dos à dos dans leur désinvolture et leur inhumanité. Seule Fan Bingbing émeut de bout en bout, victime plongée dans une impasse sans échappatoire comme le montre une sinistre scène de tentative d’avortement.

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Li Yu, sans perdre de vue ce regard désespéré, atténue cependant le jugement moral possible de ses personnages. Leur seule et regrettable erreur est de penser que le bonheur se paie et s’achète. Malgré une lucrative rémunération, An-Kun est ainsi mortifié de voir son enfant choyé dans les bras d’étrangers. Dong (Tony Leung Ka-fai, offrant une prestation plus subtile qu’il n’y parait) se sent épanoui et à l’abri par cette joie chèrement acquise mais va également déchanter. Son épouse ressent de son côté pour la première fois les affres de la jalousie avec la promiscuité de Li Ping-Guo s’immisçant provisoirement dans son foyer pour s’occuper du bébé. Les sentiments prennent ainsi progressivement le pas sur la cupidité froide initiale et va faire imploser l’équilibre établi avec des revirements déroutants (le violeur et sa victime formant presque un semblant de couple…). La réalisatrice amène cela par une mise en scène sobre et accrochée aux bouillonnements contradictoires de ses personnages, mais aussi dans sa manière de capturer la ville de Pékin comme on l’a rarement vue au cinéma. La modernité des buildings high-tech, les autoroutes fraîchement goudronnées et les monuments imposants sont filmés à distance comme pour nous faire partager le regard de ces pauvres qui y aspirent mais n’y parviendront jamais. A l’inverse, la caméra à l’épaule, le filmage sur le vif et l’expérience documentaire de Li Yu dominent dans la description des milieux populaires, que ce soit dans l’immersion des vestiaires des masseuses au début ou surtout dans l’appartement de Li Ping-Guo et An-Kun. Figure évanescente, soumise et absente, Li Ping-Guo exprime bien cette dualité, passant de la passivité à une détermination progressive se révélant dans un superbe final. Ballottée et sans son mot à dire dans ce monde d’hommes et d’argent, elle prendra enfin son destin en main.

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Forte de l’accueil élogieux de ses précédents films, Li Yu sera sollicitée pour diffuser son film à l’étranger (remportant le Lotus d’Or au Festival du Film Asiatique de Deauville en 2006) tout en rencontrant les pires difficultés au niveau local avec une censure horrifiée par le fond et la forme (les scènes de sexe très crues) de l’œuvre. Lost in Beijing sera exploité dans sa version intégrale hors de la Chine mais y sortira à l’inverse largement charcuté. Le succès du film entraînera la révélation de l’existence de ces différentes versions auprès du public et le film sera du coup retiré des cinémas en 2008 et son producteur interdit d’exercer durant deux ans. Grand mélodrame, œuvre militante et saisissante, photographie de la Chine contemporaine, Lost in Beijing est un des films les plus marquants du cinéma chinois récent.

Justin Kwedi

Lost In Beijing de Li Yu. Chine. 2007. En DVD, édité par Spectrum Films, disponible depuis le 29/02/2016.