Entretien avec Sakaki Hideo, réalisateur et Akiyama Inichi, producteur de Disregarded People (Kinotayo 2014)

Posté le 16 janvier 2015 par

Prix de la presse de la 9ème édition du Festival du Film Japonais Contemporain de Kinotayo, Disregarded People confirme le talent de son réalisateur, Sakaki Hideo, à plonger au cœur de la noirceur de l’âme humaine tout en conservant un regard empli d’humanité et de compassion pour ses personnages. Rencontre avec un cinéaste dont la filmographie est aux antipodes de son images d’acteur chez Kitamura (le vilain de Versus, c’était lui !), venu présenter sa dernière œuvre accompagné de son producteur et co-scénariste Akiyama Inichi.

Disregarded People est adapté d’un manga. Comment l’avez-vous découvert et qu’est-ce qui vous a donné envie de l’adapter  ?

S. H.: Ce n’est pas vraiment le manga qui est à l’origine du projet, mais la rencontre avec Akiyama Inichi, le fils de l’auteur du manga. Lorsque l’on s’est rencontré, on a eu envie de faire un film ensemble et c’est là que Inichi m’a parlé de Disregarded People, qu’il m’a présenté comme l’un des chefs-d’œuvre de son père. Je l’ai lu et ai beaucoup aimé. A l’époque, j’avais une quarantaine d’années comme le personnage principal. On a alors décidé de produire ce film ensemble et on a commencé à chercher de l’argent pour réaliser ce projet.

C’est donc votre rencontre qui a motivé ce choix du sujet et du manga comme point de départ. Comment vous l’êtes-vous approprié, à la fois en tant que fils de son auteur ou en tant que réalisateur ? Avez-vous dû opérer beaucoup de modifications ?

A. I.: : Dans le manga, il y a un point de vue omniscient, qui regarde tous les personnages de haut. J’ai moi-même l’impression d’être l’un de ces personnages et d’avoir un point de vue à leur niveau. On a donc changé la perspective pour avoir cette égalité de point de vue. Écrire le scénario était comme un travail de documentariste, j’ai vécu cela comme une enquête, contrairement au manga, plus ancré dans la fiction.

S. H.: Le manga a aussi beaucoup plus de personnages, et on a décidé d’en supprimer quelques-uns.

Vous êtes vous-même acteur. Est-ce que cette expérience vous aide dans la manière de diriger les acteurs ?

Sakaki Hideo

Le fait que je sois acteur me sert en effet en tant que réalisateur. Je pense que je comprends mieux le trac de mes comédiens, même si celui-ci est unique à chaque acteur. Cela m’aide aussi à les diriger. J’ai envie que mes acteurs soient fidèles au scénario, mais en même temps, j’aime les voir jouer. Je peux donc les laisser improviser en amont puis revoir le scénario en fonction des répétitions. Au final, tous les actes comptent, jusqu’à la moindre respiration. Je pense tout de même laisser assez de liberté à mes acteurs.

J’aime donc construire à partir du scénario avec mes acteurs. Je suis assez ouvert aux changements. Par exemple, si on a une scène comme celle-ci (en parlant de l’interview) où, dans le scénario, on doit boire du café, il n’y a aucun souci si l’on doit changer la boisson suivant les circonstances. Je fais assez confiance à mes acteurs, à leur opinion, et suis attentif au point de vue de chaque acteur.

On a aussi impression que le lieu, en choisissant les îles de Gotô, joue un rôle extrêmement important dans l’atmosphère du film. Pourquoi avoir choisi ce lieu et dans quelle mesure a-t-il influé sur le film ?

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Le manga se déroule dans une ville de pêcheurs, qui n’est pas nommée. En tant que co-producteur, j’ai pu choisir l’endroit, et j’ai voulu que le film se déroule sur les îles de Gotô, où j’ai vécu 18 ans. Elles sont assez loin de Tokyo, dans la préfecture de Nakasaki et cela a donc un peu coûté en transport, ce qui compte quand le film est un petit budget comme le nôtre. Mais j’y tenais vraiment. J’ai l’impression d’une vraie alchimie entre l’histoire et ces îles. Dès qu’ils sont arrivés sur place, les acteurs ont senti quelque chose. Les paysages correspondent aussi vraiment à l’histoire. Même si ça peut être n’importe où, je savais par expérience que l’univers du manga existait sur ces îles.

Vous connaissiez les lieux du film, comme la maison du personnage principal, ou vous avez dû faire des repérages ?

Lorsque j’étais enfant, je jouais à côté de la maison du film, mais nous avons quand même dû faire des repérages, et c’est comme ça que nous l’avons retrouvé. L’appartement est au premier étage, et en bas, il y a une usine qui construit des navires. Nous avons dû rencontrer la propriétaire pour lui demander de nous prêter son bâtiment. Tout a été trouvé pendant les repérages, mais je connais très bien le quartier.

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Pour en arriver aux thématiques du film, pouvez-vous nous parler du titre ? Qui sont les « disregarded people » pour vous ?

C’est le titre du manga d’origine, et j’en suis tombé amoureux. On peut y lire plusieurs sens, mais je pense que le premier désigne de manière assez simple les personnes qui ont du mal à abandonner leurs désirs : le désir sexuel, de manger, de dormir… Je pense aussi que ce sont des personnes que Dieu a du mal à abandonner, que Dieu aimerait choisir, mais qui n’y arrivent pas… Ce sont des personnes que j’aimerais aimer.
Les êtres humains essaient sans cesse d’opprimer leurs désirs et ces disregarded people sont ceux qui n’arrivent plus à les opprimer. Moi-même, en venant à Paris, je ne peux m’empêcher d’avoir envie que mon film soit vu par de nombreux spectateurs, de gagner un prix… Ce sont des désirs que je ne peux pas abandonner. Je ne sais pas si ça en fait des péchés ou des crimes, mais c’est en tout cas très humain.

A. I.: : Après la naissance, on doit vivre. Même si notre personnage dit qu’il en a assez de vivre, il s’accroche quand même à la vie. Il vit malgré sa souffrance. Il pense toujours à la mort et il y a des gens qui perdent leur vie dans cette souffrance. C’est ce qui définit pour moi ces disregarded people : le fait de continuer à vivre malgré cette pensée de la mort et cette souffrance. Mais c’est pareil pour tout le monde, malgré les différences de nationalité ou de religion.

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La religion est d’ailleurs assez importante dans le film, et est souvent confrontée aux désirs des personnages, mais n’apporte ni réponse ni soulagement, au contraire. Est-ce que la religion est dans votre film un frein à l’épanouissement de vos personnages ?

S.H.: Je suis moi-même athée. Ou plutôt, je n’ai aucune religion particulière, mais je crois en un Dieu qui m’est propre. Sur les îles de Gotô, il y a beaucoup de chrétiens cachés. Ce sont des îles assez particulières car au Japon, c’est plutôt le shintoïsme qui domine. Il y a un rapport assez spécial avec le religieux car nous avons beaucoup de dieux. On a l’impression qu’ils sont partout… On croit par exemple qu’il y a un dieu dans cette eau (en désignant une bouteille d’eau). C’est complétement différent en Europe. On dit au Japon que les dieux existent dans tous les détails. Par contre, il y a un dieu particulier auquel je crois vraiment, c’est le dieu du cinéma.

Concernant le cinéma, je voulais savoir quels sont vos points du vue sur le cinéma japonais, à la fois en tant que producteur, d’acteur dans le circuit commercial et de réalisateur de films indépendants.

A. I.: Je travaille plus à la télévision, dans le domaine du sport, même si j’ai produit ce film. Lorsque j’étais jeune, dès que j’avais des problèmes, je lisais les mangas de mon père et y cherchais des solutions. Mais les jeunes ne lisent plus vraiment. C’est ce qui a motivé ma volonté d’adapter l’œuvre de mon père. Les films sont encore beaucoup vus au Japon. C’est donc cette volonté de faire découvrir le travail de mon père qui m’a amené au cinéma. Je ne connais pas très bien cette industrie, dans laquelle je viens de débuter, mais je pense qu’il peut y avoir plusieurs genres, plusieurs styles de production. En ce qui me concerne, c’est la rencontre avec M. Sakaki qui m’a amené vers le cinéma indépendant.

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S. H.: En tant qu’acteur, je ne choisis pas vraiment mes rôles selon les genres. Je peux accepter des projets très commerciaux sans aucun souci. Par contre, en tant que réalisateur, je choisis vraiment mes projets. Je les monte d’ailleurs aussi avec ma boîte de production. Pour le reste, tout dépend des projets que je conçois. Pour certain, je peux m’associer avec des grosses structures, pour d’autres, je dois rester indépendant.

En tout cas, la situation n’est pas très bonne pour le cinéma japonais. Il y a plusieurs facteurs, mais je pense que ça vient de la distribution. Il y a beaucoup de multiplexes au Japon, mais une unique boîte les possède presque tous, et le reste se répartit entre deux autres boîtes. Du coup, ces cinémas passent tous les mêmes films et excluent le cinéma indépendant. Il existe encore heureusement quelques salles indépendantes, mais le marché est dominé par des productions standardisées pour les adolescents. J’aimerais bien réaliser des films qui s’adressent plutôt aux adultes et pas aux petits jeunes de moins de 20 ans. Ou plutôt, je n’ai pas envie d’avoir ce genre de contraintes liées à la cible. Heureusement, comme je suis moi-même producteur, je peux avoir plus de libertés que certains réalisateurs qui travaillent pour les studios. Les chaînes de télévision posent aussi problème, car de nombreux films sont produits avec leur collaboration, mais cela entraîne aussi de nombreuses contraintes.

Nous demandons à chaque réalisateur que l’on rencontre de nous parler d’une scène d’un film qui l’a marqué ou inspiré.

Quel serait votre moment de cinéma ?

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Voilà une question très difficile ! Vous me donnez trois jours pour répondre (rires) ? OK ! Bon… C’est une question méchante !

Je vais parler des Sentiers de la gloire, le troisième film de Stanley Kubrick avec Kirk Douglas. Je pense à la séquence où une prisonnière allemande est obligée de chanter sur une scène devant les soldats du pays ennemi. Les soldats ricanent, se moquent d’elle, ils sont filmés comme des bêtes. Mais lorsqu’elle commence à chanter, ils sont séduits par sa voix d’ange et retrouvent leur humanité. La manière de filmer ce passage de la bestialité à l’humanité est impressionnant. Il y a aussi Kirk Douglas qui regarde ses soldats et on lui annonce qu’ils doivent retourner à la bataille, mais il refuse. Il leur laisse quelques instants d’humanité à écouter cette chanson. C’est pour moi le meilleur film anti-guerre, mais il y a quelque chose d’assez cruel. Les soldats retrouvent leur humanité, et la scène d’après, ils doivent aller tuer leurs ennemis. Il faut le voir si vous ne l’avez pas vu ! Les scènes de guerre sont impressionnantes et il a ses plans en steadycam dans les tranchées, mais c’est surtout cette hésitation de Kirk Douglas qui m’a marqué. Je crois qu’il y a là une sorte d’amour de Dieu. C’est vraiment ça le cinéma pour moi !

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Je ne peux pas m’empêcher de citer Les Valseuses, avec cette scène où les personnages vont peloter une femme dans le train. Et la scène où ils mangent des huîtres avec Jeanne Moreau, c’est très sexy. C’était mon fantasme en venant en France de manger des huîtres avec du vin blanc, que j’ai pu réaliser ! Après avoir dans le film satisfait leurs appétits, ils passent au désir sexuel, alors que Jeanne Moreau a déjà un certain âge dans ce film. Sa mort m’a aussi vraiment surpris. La scène est d’ailleurs magnifique. Elle met un objet dans son vagin et saigne en mourant. Je pense qu’elle a essayé de redevenir une femme, et en voyant ça, les deux personnages, qui sont plutôt des voyous, se rapprochent comme des gamins. C’est assez choquant et assez touchant. Les deux personnages ressemblent d’ailleurs beaucoup au personnage de Yôsuke dans Disregarded People. La fin des Valseuses, avec cette scène en voiture dont on imagine que la mort les attend résonne aussi avec la vie de Yôsuke. J’adore ce film !

Propos recueillis à Paris le 20/12/2014 à Paris.

Traduction : Megumi Kobayashi.

Merci à Karine Jean, ainsi qu’à toute l’équipe du Festival du Film Japonais Contemporain de Kinotayo.

Disregarded People, de Sakaki Hideo. Japon. 2014. Présenté au 9ème Festival du Film Japonais Contemporain de Kinotayo. Plus d’information ici. 

Lire notre critique ici ! 

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