Le Festival Kinotayo a projeté en compétition FORMA, le premier film de Sakamoto Ayumi, récompensé du prix Fipresci à la 64e Berlinale et du prix du meilleur film japonais au Festival international du film de Tokyo 2013. FORMA est un drame sous tension et une confrontation entre deux femmes, Ayako et Yukari, anciennes amies de lycée qui se revoient neuf ans plus tard. Leurs relations vont bientôt prendre un tournant angoissant empreint de haine lorsque Ayako devient de plus en plus dominatrice et manipulatrice. La mise en scène et les longs plans parfois statiques de FORMA font penser au cinéma d’Abbas Kiarostami et Michael Haneke. Le film prend tout son temps (2h25) pour développer son sujet et dévoiler ses secrets au fur et à mesure au spectateur… Un premier film réussi qui laisse envisager un avenir prometteur à la réalisatrice. Entretien.
Pouvez-vous nous raconter vos débuts dans le cinéma ?
J’ai d’abord participé à plusieurs tournages de films « commerciaux » en tant qu’assistante mais ça ne me correspondait pas tout à fait. Je me sentais en décalage avec ce que je voyais sur ces tournages. J’ai même pensé arrêter ma carrière dans le cinéma. Puis j’ai participé aux tournages d’autres réalisateurs dont Tsukamoto Shinya, en tant qu’assistante éclairagiste sur Snake of June (2002) et Vital (2004). J’ai vu qu’il s’investissait corps et âme. C’était exactement la façon dont je considérais le travail d’un réalisateur. Il m’a donné envie de devenir réalisatrice à mon tour. J’ai commencé à fréquenter l’équipe de Tsukamoto.
Qu’avez-vous fait entre ces expériences sur les tournages de Tsukamoto et votre premier film FORMA ?
J’ai beaucoup travaillé sur des clips musicaux. Je m’occupais de la lumière. En 2012, j’ai rencontré Yanaka Fumiyuki, le producteur de FORMA, et je lui ai montré un scénario que j’avais écris alors que je travaillais toujours comme assistante éclairagiste. M. Yanaka a trouvé le scénario très intéressant mais il pensait que je n’étais pas encore capable de le réaliser. Pendant un an, il m’a laissé manier la caméra et faire des montages pour sa société de production Kuruku Inc. Pendant cette période, nous avons beaucoup discuté de FORMA et j’ai fini par concrétiser ce projet.
Le processus de création de FORMA a duré six ans. Qu’est-ce qui a pris autant de temps, l’écriture du scénario ou la recherche de financements ?
Les deux. J’ai mis beaucoup de temps à écrire le scénario mais aussi à trouver un producteur et des investisseurs. Le scénario de FORMA est à l’opposé d’un scénario type du cinéma japonais et des séries japonaises. Beaucoup de gens ont trouvé que c’était un scénario mal écrit alors que c’était volontaire.
Lors d’un récent entretien, Kurosawa Kiyoshi affirmait que les producteurs avaient tendance à privilégier les scénarios tirés de romans ou de mangas plutôt que les scénarios originaux. Vous confirmez ?
Oui et en plus de cela, j’étais inconnue dans le milieu, je n’avais jamais tourné en tant que réalisatrice. Si j’avais voulu adapter un anime ou un roman, les choses auraient sans doute été différentes.
Pouvez-vous résumer le scénario de FORMA ?
Bonne question, ce n’est pas évident à résumer. Je voulais décrire le fait que les êtres humains ne sont ni bons ni mauvais, ni noirs ni blancs. On a tous des fragilités, des incertitudes. A travers les deux personnages féminins, je voulais décrire le côté obscur des êtres humains et le karma de la haine. Le film porte également une critique sous-jacente de notre société qui est saturée d’informations.
Le début du film est difficile à cerner. Au bout de 30 minutes, on voit une scène dans laquelle les deux actrices principales font de la balançoire dans un parc. Lors de cette scène j’ai pensé qu’Ayako était schizophrène et que Yukari existait seulement dans sa tête.
[Surprise] Réflexion intéressante !
Souvent, les personnages ne sont pas dans le cadre, comme s’ils n’existaient pas vraiment en dehors de notre champ de vision.
Les deux personnages féminins sont très différents d’apparence mais se ressemblent énormément. Je comprends votre réflexion. Elles partagent beaucoup de points communs et c’est pour cela qu’elles ne s’entendent pas.
Le film comporte un plan-séquence de 24 minutes. Combien de prises ont été nécessaires pour le tourner ?
J’ai fait deux prises et c’est la première que l’on retrouve dans le film.
Comment avez-vous choisi les deux actrices ? Aviez-vous des noms en tête dès l’écriture du scénario ?
Je les ai choisies après l’écriture du scénario. J’aimais déjà beaucoup l’actrice Umeno Nagisa qui joue le rôle d’Ayako. Dans le film, elle apparaît assez antipathique et pas très jolie alors que dans la vraie vie, c’est tout le contraire. J’ai été intéressée par ce décalage. Je me suis dit qu’elle pourrait supporter le poids de son personnage. Pour le personnage de Yukari, j’ai fait passer des auditions à une vingtaine d’actrices. Matsuoka Emiko a passé l’audition. Elle est passée en deuxième. Je la trouvais un peu transparente, effacée par rapport aux autres actrices. Je n’arrivais pas à la cerner. Au début, je pensais qu’elle n’était pas très motivée mais quelques jours plus tard, nous avons fait se rencontrer Umeno Nagisa et plusieurs actrices. Le duo Umeno Nagisa / Matsuoka Emiko ne fonctionnait pas bien, c’est cela qui m’a intéressée.
Comment le film a-t-il été accueilli au Japon ?
Commercialement parlant, le film n’a pas été un succès. Le film a divisé la critique entre ceux qui ont adoré (dont Chris Fujiwara) et ceux qui ont détesté. Il n’y avait pas de juste milieu. Et aussi, une chose qui ne m’a pas plu : tous les Japonais m’ont dit que le film était trop long. Dès qu’un film dure plus de deux heures, les gens se plaignent. Alors que ce n’était pas possible de faire un montage plus court. Plusieurs exploitants n’ont même pas voulu voir le film à cause de sa durée. Mais le film a été projeté dans les salles Eurospace et Uplink X, à Shibuya, Tokyo.
Vous sentez-vous proche d’autres réalisateurs japonais ? Trouvez-vous le cinéma actuel moribond ou en bonne santé ?
L’état de santé du cinéma japonais est très mauvais. A cause du mouvement « Cool Japan », il y a beaucoup d’adaptations d’anime à succès mais nombre de ces films ne resteront pas dans l’histoire du cinéma. Ce sont des films trop explicatifs qui ne proposent rien de nouveau. Il y a un manque d’imagination du côté des créateurs mais aussi du côté du public. Les gens rejettent certains films trop facilement parce qu’ils ne les comprennent pas. Il reste encore des créateurs sérieux dont Tsukamoto Shinya que j’admire profondément.
Quels sont vos projets ?
J’écris en ce moment le scénario d’un film fantastique assez obscur. J’aimerais bien décrire encore le côté obscur des êtres humains. Quand j’ai tourné FORMA, je comptais beaucoup sur l’imagination du spectateur. Ça a fonctionné. J’ai vu que le public avait une grande imagination. Je veux faire encore plus confiance en l’imagination du public.
On demande à chaque réalisateur de nous citer une scène ou un film qui l’a marqué.
Beaucoup de scènes m’ont marquée mais si je dois en citer une seule, c’est la dernière scène du film iranien La clé [écrit par Abbas Kiarostami et réalisé par Ebrahim Forouzesh en 1987]. Dans ce film, un petit garçon cherche une clé pour ouvrir la porte d’une chambre dans laquelle il est enfermé. Dans la dernière scène, il trouve la clé et ouvre enfin la porte. Je ne peux pas oublier le visage de ce garçon à ce moment-là. Le cinéma iranien a complètement changé ma vision du cinéma. C’est ce qui m’a vraiment donné envie de devenir réalisatrice.
Propos recueillis le 30/11/2014 à Paris par Marc L’Helgoualc’h.
Remerciements à Megumi Kobayashi pour la traduction.
FORMA de Sakamoto Ayumi est projeté à la Maison de la Culture du Japon à Paris :
– le mardi 9 décembre à 17h30,
– le mardi 16 décembre à 17h.