À l’occasion de l’intégrale Satoshi Kon proposée par le 29ème Festival EntreVues de Belfort, qui se déroule du 22 au 30 Novembre, East Asia revient sur la filmographie du Maître de l’animation. Après Perfect Blue et Millenium Actress, place à Paprika !
Dans le futur, un nouveau traitement psychothérapeutique nommé PT a été inventé. Grâce à une machine, le DC Mini, il est possible de rentrer dans les rêves des patients, et de les enregistrer afin de sonder les tréfonds de la pensée et de l’inconscient. Alors que le processus est toujours dans sa phase de test, l’un des prototypes du DC Mini est volé, créant un vent de panique au sein des scientifiques ayant développé cette petite révolution. Le Dr. Atsuko Chiba, collègue de l’inventeur du DC Mini, le Dr. Tokita, décide, sous l’apparence de sa délurée alter-ego Paprika, de s’aventurer dans le monde des rêves pour découvrir qui s’est emparé du DC Mini et pour quelle raison.
Satoshi Kon réalisait son ultime chef d’œuvre avec ce magistral Paprika en forme d’aboutissement pour un génie au sommet de son art. Kon s’était toujours réclamé d’artistes ayant plus d’une fois exploré sous diverses formes la thématique des liens poreux en rêves et réalité, Philip K. Dick en littérature notamment ou encore Terry Gilliam au cinéma et plus particulièrement sa trilogie de l’imaginaire (Bandits bandits (1982), Brazil (1985) et Les Aventures du Baron de Münchausen (1988)). Le réalisateur allait devenir une référence à son tour en pliant ce questionnement à son imaginaire, que ce soit sous la forme d’un étourdissant thriller schizophrène explorant certaines tares de la société japonaise avec Perfect Blue (1997) ou alors en adoptant un récit romanesque et référentiel faisant voyager dans l’histoire du cinéma japonais pour le magnifique Millenium Actress (2001). Avec Paprika, Kon allait s’attaquer à une autre de ses influences à savoir l’auteur de SF japonais Yasutaka Tsutsui dont il adapte le roman éponyme. Paru en 1991, le roman fut très tôt envisagé pour une adaptation mais les visions surréalistes de Tsuitsui nécessitaient un budget trop imposant pur une transposition en prises de vue réelles. Voyant les liens entre leurs univers et souhaitant voir son histoire portée à l’écran, Tsuitsui sollicitera ainsi directement Satoshi Kon pour adapter Paprika à l’occasion d’une convention d’animation. Grand admirateur du roman, le réalisateur en tirera son dernier film et œuvre somme.
Dans un futur proche, des scientifiques créent une machine, le DC Mini, permettant d’explorer les rêves d’autrui et donc leur inconscient dans l’idée d’un traitement psychothérapeutique. La machine a été conjointement conçue par l’inventeur de génie mais très immature Dr Tokita et par sa collègue plus réservée et glaciale Atsuko Chiba qui en fait l’usage le plus brillant, accompagnant et aidant les patients dans leurs songes sous l’apparence de son alter-ego enjoué Paprika. Le précieux outil encore en phase de test va être dérobé par un mystérieux individu dont l’usage néfaste va provoquer des réactions malencontreuses, mélangeant et insérant les rêves dans l’inconscient des utilisateurs qui perdent pied avec une réalité qu’ils ne distinguent plus. Atsuko va devoir ainsi explorer sans s’y perdre le monde des rêves afin de démasquer le voleur. Satoshi Kon opère en plusieurs phases pour faire basculer son récit. La séquence d’ouverture nous familiarise avec le concept par une perte de repère totale dans un rêve teinté de psychanalyse où s’entrecroise une scène de cirque virant au cauchemar et un tourbillon référentiel cinéphile où on reconnaîtra des reprises de moments de Tarzan, du James Bond Bon Baiser de Russie (1963) ou encore Vacances Romaines (1953) de William Wyler. On comprendra par la suite que l’on est dans le rêve de Konokawa, un policier suivant une thérapie grâce au DC Mini. La séquence déploie les peurs, fêlures et inhibitions de son inconscient qui se manifestent par le goût et la connaissance pour le cinéma, deviné dans son rêve, mais qu’il renie une fois réveillé, jurant qu’il déteste le Septième Art et signifiant par cette contradiction son problème à résoudre.
Le scénario déploiera la même subtilité pour exprimer sobrement les douleurs secrètes de chacun. La fantaisie et l’enjouement de Paprika surprennent ainsi au vu de la réserve froide d’Atsuko et de la dureté avec laquelle elle traite Tokita, homme enfant génial indifférent au monde qui l’entoure. La perception de la réalité opérera en trois temps. Tout d’abord les dérèglements du DC Mini interviennent dans le réel en altérant la personnalité des individus envahis par les rêves d’autrui alors qu’ils sont bien conscients et éveillés. La réalité est intacte mais les comportements deviennent aberrants et absurdes de façon imperceptible, à l’image du personnage du professeur Shima dont le comportement et le phrasé se font soudainement incohérents. Dans le monde du rêve, cette perte de raison se manifeste par l’intégration d’une farandole surréaliste dont l’orchestre joue une partition hallucinée (fabuleux score de Susumu Hirasawa alternant étrange, élégance et folie) et absorbe la personnalité de celui s’étant laissé prendre au piège. Cette procession ira grossissante au fil du récit alors que le contact avec le réel se fait de plus en plus indistinct, une sorte de mélange monstrueux de toutes les bizarreries peuplant l’ensemble des rêves des malheureux utilisateurs du DC Mini, que ce soit objets en mouvement ou animaux étranges. Dans un deuxième temps c’est ce contrôle du cadre du rêve qui sera malmené, l’orchestre infernal s’introduisant dans les rêves des patients connectés pour les faire sombrer dans une folie multicolore et cacophonique. Enfin, la dernière partie verra l’intrusion du rêve dans le monde réel, aspirant la population, l’architecture et l’ensemble de l’environnement concret dans la démence de celui contrôlant la machine.
Satoshi Kon fait de ce cadre du rêve un lieu oppressant et cauchemardesque dès qu’il est question d’en prendre le contrôle où d’y maîtriser ses émotions. Les personnages sont ainsi en quelque sorte punis de leur volonté d’encadrer par une technologie ce qui relève de la plus pure des libertés en dépit de leurs bonnes intentions, et voient leur création se retourner violemment contre eux entre des mains malfaisantes. Pourtant lorsque les évènements déraperont et que les héros devront « lâcher prise » pour s’en sortir, ils pourront résoudre leurs traumas et dilemmes à l’image du policier Konokawa dont la culpabilité enfouie dans un lointain passé se révèlera de manière bouleversante en malmenant la structure répétitive du rêve cinéphile d’ouverture. Le symbole de cette idée, c’est bien sûr Atsuko si réservée et distante dans le réel et si inventive, rieuse et sautillante dès qu’elle endosse l’identité de Paprika dans le rêve. Lors de la collusion rêve/réalité de la dernière partie, la séparation se fera entre elle et une Paprika désormais autonome, obligeant l’héroïne à révéler ce qui l’anime (et que l’on aura perçu sous la retenue dès le début), l’amour. Satoshi Kon retrouve là tous les motifs visuels et narratifs de ses œuvres précédentes, mais poussés à un niveau de maîtrise et d’exubérance qui laisse pantois. La perte de repère relève donc autant des peurs et de l’angoisse de Perfect Blue que du plaisir et de la jubilation de Millenium Actress, symbole de cet inconscient oppressant, apaisant et/ou imprévisible selon l’état d’esprit. Les frontières ténues entre le rêve et la réalité se manifestent dès le départ (Paprika interpellant Atsuko dans la réalité, avec ce plan signature repris de Perfect Blue où Atsuko s’observe dans une glace et y voit le reflet de Paprika) de manière perceptible avant de nous emporter dans un tourbillon où l’on ne distingue plus la différence.
Un élément de décor étrange faisant tout vaciller, un montage malin sautant le moment où l’on pourrait se rendre compte de la bascule ou dialogue trop étrange pour être vrai, tout est fait pour nous empêcher de nous raccrocher à quoi que ce soit. L’intrigue est rigoureusement maîtrisée mais son avancée se fait dans une progression incohérente, surprenante et reproduisant la nature insaisissable du songe. Nulle logique à laquelle se raccrocher et à l’image des personnages se trouvant enfin en lâchant prise, le plaisir de Paprika se savoure en s’abandonnant au trip que nous propose Satoshi Kon. Brutalement emporté par un cancer en 2010 alors qu’il préparait son prochain film, Satoshi Kon achève donc prématurément sa carrière sur ce chef d’œuvre, un des grands films des années 2000 et une influence majeure et avouée de Christopher Nolan pour son brillant Inception (2010).
Justin Kwedi.
Paprika de Satoshi Kon, présenté au 29ème Festival EntreVues de Belfort. Plus d’informations ici.