La rage du tigre : animalité et bestialité dans A Touch of Sin de Jia Zhang-ke

Posté le 1 juillet 2014 par

Un serpent qui traverse une route, un cheval battu à mort, un canard égorgé, des poissons remis à l’eau… A Touch of Sin décrit un bestiaire foisonnant qui éclaire les actes des humains qui le côtoient.
Attention, il est préférable d’avoir vu A Touch of Sin avant de lire ce qui suit.
L’image d’un reptile se reflète sur la vitre derrière laquelle se cache Yu Xiao, le personnage de Zhao Tao, une employée dans un sauna plongée dans un documentaire animalier en attendant que sa collègue la relève. Lorsque celle-ci arrive enfin, elle lui rétorque, après avoir appris que les animaux également se suicident, qu’elle croyait au dicton selon lequel, pour les bêtes, « mieux vaut une vie sans gloire qu’une mort glorieuse ». A Touch of Sin se développe tout entier dans cette inversion du paradigme populaire. Ses personnages recherchent avant tout, comme dans les Wu Xia crépusculaires dans la filiation desquels le film s’inscrit, à partir dans un dernier éclat, dans un ultime geste désespéré qui leur permet enfin de s’extraire de la pénibilité de la vie, de son cycle sans fin d’humiliations et de rabaissement. Ils sortent de leur aliénation par la violence, et mettent à jour la bestialité enfermé en eux, mais c’est en devenant prédateurs qu’ils reprennent, même si c’est déjà trop tard, même si c’est inutile, leur destin en main dans un dernier geste tragique. Pour affirmer son humanité, c’est l’animalité qui doit ressortir.

1. Tiger Style

Dès la première partie du film, Jia Zhang-ke insiste sur l’omniprésence animale, autant dans les dialogues (un jeune homme qui apprend l’anglais bute sur le mot « beast » – bête, plusieurs fois répété), que dans l’image, où la présence animale est tout au long du film tantôt discrète (un singe observe le cirque humain qui se trame autour de lui, un canard se fait égorger sous l’indifférence des passants), tantôt clairement métaphorique. Jia rajoute ainsi à son film un niveau de lecture supplémentaire en identifiant chacun des 4 protagonistes principaux à un animal totem, dont la symbolique reflète l’histoire et le parcours.
A Touch of Sin
Si ses premiers grognements sont loin d’effrayer ceux qu’il aimerait menacer, Dahai connait au long de la première partie une mutation qui le pousse à revêtir les habits d’un tigre vengeur pour enfin de se faire entendre. À l’image de l’animal figurant sur la couverture qui entoure son fusil, poussant même un rugissement comme un appel au meurtre, Dahai se fait prédateur. Bien sûr, et suivant cette fois le diction populaire, l’animal blessé n’en est que plus dangereux. Ce n’est qu’après un passage à tabac par les hommes de main du chef du village corrompu que la rage du tigre éclate. Comme s’il n’y avait pas d’autre solution pour l’animal blessé que de rendre les coups de manière plus violente encore, par le meurtre et la violence aveugle.

2. Green Snake

Si le geste de Dahai est d’une indistincte ambiguïté morale, en le figurant sous la forme d’une métaphore animalière, Jia évite également le jugement, lui préférant le constat. Comme observant des règles naturels, le regard est celui d’un anthropologue (voir d’un zoologue). L’animal sort de son aliénation, poussé à bout, se fait tueur. Mais son action est plus amorale qu’immorale. Le pêché est ici moins du côté de Dahai et de son geste fou (loin d’une vengeance réfléchie, il extermine aussi quelques innocents sur son chemin) que de ceux qui l’oppressent. En se dressant contre les élites corrompues, Dahai apparaît en tout cas in fine dans sa folie animalière plus humain que celles-ci, et même que de la masse silencieuse qui accepte passivement et silencieusement cette oppression.
A Touch Of Sin, Zhao tao
C’est également un geste de libération qu’entreprend le personnage, à l’image du cheval, battu à mort par son propriétaire, que Dahai sauve en tuant son maître. Cette image très signifiante de l’oppression irraisonné, on en retrouvera un écho transfiguré humainement un peu plus tard dans le film, quand un fonctionnaire corrompu (à moins que ce ne soit un mafieux, la distinction devient impossible dans la Chine de Jia Zhang-ke) fouette interminablement Yu Xiao avec une liasse de billets, lui criant « Je te tue ! Je te tue avec mon argent !« . Nul tigre ici pour la sauver : ce sont ses crocs de serpent que va devoir utiliser la jeune femme. Afin de la révéler à sa véritable nature animale, un face-à-face avec une femme serpent dans une caravane hors du réalisme et un visionnage de Green Snake de Tsui Hark précède cette explosion de violence, qui se terminera par une fuite dans la nuit, et la vision d’un serpent traversant une route déserte. À ce moment, on ne sait pas encore s’il s’agit d’un exorcisme de cette animalité suicidaire ou d’une identification définitive.

3. Cold Fish, Angry Birds et Red Bulls

Il n’y a pas le même doute sur le personnage incarné par Wang Baoqiang, tueur impénétrable que le bonnet des Chicago Bulls qui ne quitte jamais sa tête identifie au taureau de manière immédiate et irrémédiable. Comme les bœufs d’un camion à bétail qu’il suit à moto, il contemple le monde d’un regard morne, ne se libérant de son aliénation abrutie que par la tuerie. Après sa dernière prestation, nous retrouvons d’ailleurs les mêmes animaux enfermés au début du chapitre libres sur une route. Le même constat relie les deux jeunes protagonistes de la dernière partie du film, dont on retrouve les totems animaux jusqu’à dans leurs alias : « petit oiseau » et « poisson qui nage ».
A Touch Of Sin, Jia Zhang-ke, Wang Baoqiang
Le dernier quart du film est en apparence plus lumineux, simple et libre, comme si la dureté de la réalité sociale décrite était adoucie par la jeunesse de ses protagonistes. Pourtant, par contraste, le pessimisme n’est est que plus grand : la violence n’est ici jamais donnée mais subie, qu’elle soit sexuelle ou sociale. Pire, elle est acceptée sans sourciller sans la révolte contre le monde qui caractérise les autres personnages. Autant pour la jeunesse insoumise, dont la seule protestation se résume à un commentaire, toujours le même, qu’ils laissent sur toutes les pages des sites internet qu’ils croisent : « FDP, Fils de pute« . Et l’ironie des noms des personnages ne sera que plus cruelle quand elle apparaitra : on ne saura pas ce que devient le personnage féminin, mais on se doute qu’elle ne connaitra pas le même sort que les poissons qu’elle libère en le rejetant à l’eau. Quand à « petit oiseau », il paye le prix de son surnom animal : en essayant de s’envoler plus haut que la masse, il finit par s’écraser sur le sol.
L’ultime question que pose le film, c’est que faire de cette liberté, une fois sorti de l’aliénation ? Peu des personnages peuvent finalement donner une réponse à cette interrogation, mais la fin apporte une forme d’apaisement, quand le spectateur retrouve la tristesse sereine du visage de Zhao Tao. Une larme coule. Les animaux ont disparu. Mais qui sait, l’humain est peut-être prêt à faire son retour ?

Victor lopez.

A Touch of Sin de Jia Zhang-ke. Chine. 2013. Disponible en vidéo, édité par Potemkine Films, depuis le 03/06/2014.

À lire également sur A Touch of Sin

Podcast East Asia, épisode 5 : spécial A Touch of Sin par East Asia

La rage du tigre : animalité et bestialité dans A Touch of Sin de Jia Zhang-ke par Victor Lopez.

A Touch Of Sin de Jia Zhang-ke : la lâcheté, gangrène contagieuse d’un pays malade par Yannik Vanesse.

Une perspective chinoise : A Touch of Sin, l’envers du miracle économique par Aiko.