Parmi les 20 films présentés dans « Le regard sur le cinéma philippin » du FICA de Vesoul 2014, deux œuvres réunissaient la star Eugene Domingo, capable de tourner dans 7 films en un an, et la productrice Joji Alonson, tête de file du nouveau cinéma indépendant philippin : Woman in the Septic Tank, une comédie satirique se moquant de l’industrie indé (Brillante Mendoza et son John John en tête) signée Marlon Rivera et Here Comes the Bride de Chris Martinez, plus représentatif des « maindies » (contraction de mainstream et independant), symbole d’une cinéma indé et commercial. L’occasion d’une interview croisée en forme d’état des lieux du jeune cinéma philippin.
L’entretien commence avec Joji Alonso.
Pouvez-vous présenter votre parcours à nos lecteurs ?
Mon nom complet est Josabeth Villanueva Alonso, mais mes amis m’appellent Joji. Je suis avocate depuis 26 ans, et j’ai commencé à faire des films il y a 10 ans. Les gens me demandent souvent pourquoi j’ai choisi cette voie, très éloignée de ma profession d’origine. Dès le lycée, j’écrivais des pièces de théâtre et je passais mon temps au cinéma. Très jeune, j’ai réalisé la force du média qui me fascinait. Certains films sont là pour nous distraire, mais d’autres ont un vrai point de vue sur le monde. J’ai essayé de tenir mes films en équilibre entre ces deux pôles. Je fais des films commerciaux et des films alternatifs, avec aucune assurance de pouvoir récupérer mon argent.
En France, nous connaissons plus particulièrement votre travail sur des productions indépendantes. Quelle serait votre définition du cinéma indépendant ?
Un film indépendant n’a aucune contribution financière des studios ou chaînes de télévisions. Aux Philippines, il y a quelques majors comme Star Cinema, Unital Group, JMA Films, qui ont elles-mêmes le soutien de grands networks. À partir du moment où vous n’avez aucun apport de ces compagnies, et que personne ne vous dicte ce que doit être votre film, vous pouvez vous considérer comme indépendant.
De plus en plus d’actrices populaires comme Vilas Santos (Ekstra) ou Nora Aunor (Thy Womb) jouent dans des films indépendants. Pensez-vous que c’est une bonne chose pour l’industrie ou que cela peut enlever leur spécificité aux films et les rendre plus mainstream ?
C’est quelque chose de vraiment excellent. Aux Philippines, quand on parle de cinéma indépendant, les gens pensent à deux choses : d’abord que c’est fait sans moyen en 2 ou 3 jours et en second lieu que c’est du soft-porn gay. C’est tout ! Pendant une période, on a vu ce type de films proliférer sous le label de cinéma indépendant. Ce qui est plus que très réducteur quand on a vraiment une idée de ce que peut représenter le cinéma indépendant. Les stars iconiques comme Vilas Santos ou Nora Aunor sont donc accueillies très chaleureusement dans des productions indépendantes, car elles permettent d’avoir un autre regard sur les films qu’elles font. Et cela éveille bien sûr la curiosité des gens. J’espère donc que de plus en plus d’acteurs mainstream vont s’essayer à ce type de productions.
Woman in the Septic Tank est très critique quand à cette mainmise des actrices stars sur les productions indépendantes…
(elle coupe) Oui, mais parce que c’est une satire. On pense qu’à partir du moment où l’on a un scénario, une caméra et une équipe, on est un cinéaste indé. Je pense que cela contribue à détruire l’essence même du cinéma indépendant.
(Julien intervient) : Si je ne me trompe pas, on voit un portrait de Brillante Mendoza dans l’appartement d’Eugene Domingo dans le film, comme un petit clin d’œil ironique à John John. Avez-vous parlé du film avec lui ?
Un portrait ? Sur le mur ? Non, non. On ne fait aucune référence à son cinéma dans Woman in the Septik Tank.
Vraiment ?
Oui, aucune référence !
(Elle interpelle Eugene Domingo qui est en train d’arriver).
Est-ce qu’il y a une photo de Brillante Mendoza dans Woman in the Septic Tank ?
ED : Quoi ?
JA : Voilà, il n’y en a pas. On n’a rien contre ses films. Nous sommes si fières que ses films aient cette attention internationale, de son prix à Cannes. Cela en dit beaucoup sur le talent aux Philippines et sur les directions à prendre pour les autres cinéastes de notre pays. On a tellement de talents.
Et comment les réalisateurs indépendants ont-ils réagi à ce film ?
Certains se sont sentis visés, mais le film ne vise personne en particulier. C’est plus un mélange de plusieurs personnes, de choses que l’on a pu voir ça et là. Nous essayons simplement d’être drôles en partant de ce sentiment que les jeunes réalisateurs peuvent avoir quand ils ont fait un film, commencent à être connus, à être invités dans des festivals… Et des fois, ils prennent le melon même s’ils n’ont encore rien fait. C’est juste pour rappeler aux jeunes cinéastes que ce n’est pas parce qu’ils ont fait un bon premier film qu’ils sont les rois du monde. Au contraire, cela veut dire que vous avez plus de responsabilité et que vous devez faire encore mieux.
(À Eugene Domingo qui vient de nous rejoindre) Pouvez-vous vous présentez pour les lecteurs qui ne vous connaîtraient pas ?
ED : Je suis Eugene Domingo, je suis une actrice philippine depuis plus de 20 ans. J’ai commencé tout bébé (rires)… Non, je plaisante. Je suis au 20ème Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul grâce à Woman in the Septic Tank et Here Comes the Bride. Je pense que ce doit être les seules comédies de la sélection philippine, non ?
Oui, la seule occasion de rire au FICA, c’était ces deux films !
(rires)
ED : Oui, ce doit être assez rafraîchissant pour le public ici. J’étais très heureuse de voir que les deux films ont fait salle comble. C’est vraiment un bonheur. On a ramené un bon mélange ici de ce qui se fait dans le cinéma philippin : des problématiques sociétales, des interrogations plus intimes…
Comme le dit votre personnage dans Woman in the Septic Tank, les actrices ne font pas du cinéma indépendant pour l’argent. Qu’est-ce qui vous a amené vers ce cinéma ?
ED : La Eugene Domingo du film est très différente de la vraie Eugene Domingo que vous avez devant vous ! Le seul point commun, c’est qu’elles sont actrices et que nous devons donc faire des films pour nourrir notre âme, nos convictions, et d’autres pour se nourrir tout court. Il faut un équilibre entre ces projets, et je dois faire certains films pour me permettre d’en faire d’autres. Mais finalement, l’important n’est pas d’être célèbre et riche, ce qui m’importe vraiment c’est de savoir comment, en tant qu’actrice, je peux contribuer à aider notre industrie.
Est-ce qu’il est difficile de convaincre des noms connus aux Philippines de rejoindre les tournages indépendants ?
JA : Il y a quelques années, sans doute, mais plus maintenant. Bien au contraire, de plus en plus d’acteurs ont soif de rôles qui présentent un enjeu pour eux. Et c’est ce que l’on peut leur proposer : faire quelque chose de neuf, d’original, qui soit loin du soap opera et du jeu qu’on leur demande à la télévision, qui remplit leur frigidaire. Et je pense qu’ils perçoivent la sincérité qu’il y a dans notre cinéma. Je ne fais pas des films pour gagner de l’argent, mais j’aurai peut-être dû : j’ai perdu 20 millions avec mon premier film et j’ai quand même continué ! Tout ce que je gagne en tant qu’avocate, je le perds juste pour faire des films. Cela dégage une impression de confiance et de respect. Quand on leur offre un bon rôle, ils l’acceptent.
Le cinéma indépendant rime avec liberté, mais pensez-vous que le cinéma indépendant philippin, avec son développement actuel, soit aussi libre qu’il a pu l’être, du fait que les festivals internationaux attendent maintenant de ce cinéma une certaine image bien précise de ce cinéma ?
JA: Pas du tout ! Bien au contraire : le challenge de faire quelque chose de différent à chaque fois, de faire toujours mieux stimule sans cesse l’industrie. On ne peut pas faire sans cesse la même chose : on ne pas faire de « poverty porn », de caméra portée… Ce n’est pas facile, mais on a tellement de talents chez nous. Nous avons beau être un pays pauvre, nous avons des artistes incroyables : des cinéastes, des scénaristes, des acteurs… Il faut juste leur donner la chance de s’exprimer. D’où l’importance des festivals indépendants chez nous.
Qui sont pour vous les réalisateurs les plus prometteurs de cette nouvelle génération ?
JA : Aujourd’hui, des cinéastes comme Chris Martinez ou Jeffrey Jeturian (NDLR : dont vous pouvez lire notre interview ici) sont déjà au sommet. Je dirais Armando Lao, il a écrit Serbis et Kinatay de Brillante Mendoza et il commence à être reconnu comme réalisateur. Il y a aussi des cinéastes très jeunes comme Randolph Longjas, qui a signé une satire des relations entre les communautés et c’était très prometteur. Gino Santos est très jeune et là aussi, il y a quelque chose. Qui d’autre ?
ED : Eduardo Roy ! Il a fait Quick Change en compétition à Vesoul.
JA : Ce n’est que son second film et il est très puissant.
ED : Il y en a beaucoup d’autres ! On vit vraiment un âge d’or ! Il y a un immense espoir pour le cinéma philippin aujourd’hui.
Est-ce que cette nouvelle génération est en relation avec la précédente, celle des Brillante Mendoza, Lav Diaz ou Jeffrey Jeturian ?
Oui, beaucoup d’entre eux supportent ces jeunes cinéastes, peuvent faire figure de mentors. La plupart des jeunes ont d’ailleurs commencé comme scénaristes pour eux ! Ils sont encore vraiment jeunes, car nous parlons de réalisateurs qui n’ont pas encore 30 ans. Certains ont 22 ans…
Nous avons parlé des cinéastes qui sont caricaturés dans Woman in the Septic Tank, mais les actrices en prennent aussi pour leur grade. Comment avez-vous réagi en lisant la partie du scénario qui évoque votre manière de jouer ?
ED : Ha, le scénariste, Chris Martinez et moi, parlons toujours de ces choses : comment les acteurs s’inventent des techniques pour leur faciliter le jeu. On définit une technique avec le réalisateur, et comme ça, on termine plus tôt ! (rires) À la télé, on surjoue tout de manière hystérique, dans les films indépendant, on est dans le sous-jeu, on ne fait rien. Et dans les comédies, il y a ce que j’appelle le « jeu de l’ascenseur » : on dit chaque réplique en faisant un mouvement de haut en bas, et ça marche à tous les coups ! On riait de tout cela avec Chris. Et quand j’ai lu le scénario, je me suis dit : « mais qu’est-ce que ça fait là !?! » (rires). Je ne m’y attendais pas du tout. Je l’ai quand même joué avec conviction car ça fait vraiment partie de nos discussions. Depuis ce film, les réalisateurs avec qui je travaille n’arrêtent pas de plaisanter à ce sujet, et à me demander tel ou tel style de jeu. Je pense devoir écrire mon propre livre sur les techniques d’acteurs (rires). Bon, bien sûr, c’est une blague, ça ne fonctionne pas vraiment comme ça. C’est un élément qui participe à la satire.
On a l’impression que la communauté gay est bien représentée dans les films indépendants. Mais dans Here Comes the Bride, qui est un film plus populaire, le personnage homosexuel apparaît quand même comme le « méchant » du film. Pensez-vous que plus le film est populaire, plus il est difficile d’y intégrer des gays ?
JA : Je ne veux pas mettre d’étiquette. Dans les deux champs, indépendant et commercial, il y a des possibilités d’écrire des personnages gays. Peut-être que dans les comédies populaires, on trouve plus de gays que dans les mélos, mais dans le cinéma indépendant, on peut faire ce que l’on veut.
ED : Je n’ai pas encore vu Quick Change, mais il se déroule dans le milieu des transsexuels. Pour Here Comes the Bride, peu importe le fait que le personnage soit gay, l’important est la thématique de trouver sa véritable identité. Pour le personnage gay, il n’a pas trouvé l’amour. C’est cela qui est important…
Quand on a vu émerger des cinématographies comme émerge celle des Philippines, on voit souvent des réalisateurs et acteurs aller travailler en Europe ou aux Etats-Unis. Pensez-vous que cela puisse se produire avec le cinéma philippin ?
JA et ED : On espère bien !
JO : Et l’inverse est aussi vrai. On espère faire venir des stars internationales aux Philippines ! Dans le dernier film d’Eugene, il y avait par exemple un acteur japonais très connu (NDLR : il s’agit de Matsuzaki Yuki dans Instant Mommy).
ED : C’est un rêve de pouvoir collaborer avec des artistes partout dans le monde. S’il y a des opportunités de tourner à l’étranger, je les saisirais ! C’est une chance de pouvoir explorer des cultures différentes grâce à ce métier.
On demande à chaque artiste qu’on rencontre de nous parler d’une scène, d’un film qui l’a marqué ou inspiré. Quel serait votre moment de cinéma ?
JO : Il y a dans Manilla de Lino Broca une scène où l’on sait que le personnage va se faire passer à tabac, et tout reste hors champs. On entend juste les sons, les cris… J’étais au lycée quand j’ai vu le film et ça m’a terrifié ! J’ai imaginé tout ce qu’il était possible qu’on lui fasse… C’est ce qui m’a décidé à faire du cinéma. Mon rêve était d’être réalisateur. Mais j’ai compris en allant sur les tournages que ce n’était finalement pas pour moi. J’ai donc essayé d’écrire, mais ça non plus, je n’y arrivais pas vraiment ! C’est alors que je me suis tourné vers la production, et ça, j’y arrive très bien ! Trouver des fonds, convaincre des investisseurs… Ce n’est pas facile non plus et c’est parfois très compliqué, au point que des fois, je me demande pourquoi je continue… Mais c’est aussi très addictif. Une fois dedans, on n’en sort plus : on veut toujours en faire plus ! Je n’ai aucun regret !
ED : J’ai la même question ?
Oui, bien sûr ! Quel serait votre moment de cinéma ?
ED : Permettez-moi de me citer ! Pour moi, le plus marquant dans ma carrière, vous l’avez vu, c’est Eugene Domingo dans la merde (NDLR : il s’agit de la dernière scène de Woman in the Septic Tank, que l’on peut traduire par : « La femme dans la fosse septique »). J’ai dû revoir cette scène hier à Vesoul ! La scène est devenue presque spirituelle avec le recul. Je me demande : suis-je dans la merde aujourd’hui ? On peut essayer d’éviter la merde toute sa vie, on peut finir par s’y retrouver plongé jusqu’au cou, y nager un peu, réfléchir et s’en sortir ! Mais on reste dans la merde ! Mais c’est tellement gratifiant pour une actrice de voir son travail préservé et d’avoir la possibilité de le revoir. Et c’est très important qu’il y a des festivals comme Vesoul pour vous le monter ! Je dois dire qu’après des années de carrière, parfois, la passion est moins forte, et il faut un moteur pour la relancer ! Cette fois, c’est Vesoul ! Je suis tellement contente d’être là !
Vous avez des projets ?
Je ne tourne pas en ce moment, car j’ai quand même fait 6 films l’année dernière. L’un d’entre eux va commencer à être présenté en Asie : Barber’s Tale. C’est un drame en costumes sur le pouvoir des femmes. J’étais très content de mon rôle, je joue une femme barbier. J’ai même dû prendre des cours de coiffure ! Vous me feriez confiance pour couper vos cheveux ?
Bien sûr !
ED : Vous n’auriez pas peur ? (rires)
Avez-vous un dernier mot pour nos lecteurs ?
C’est un grand honneur de participer à l’anniversaire des 20 ans du festival de Vesoul. Nous sommes très fier de cet hommage rendu au cinéma philippin, et tout particulièrement du président du jury, Brillante Mendoza. Ce matin, j’ai pu avoir une conversation enrichissante avec lui. Il m’a dit « Après toutes ces années de travail, après tous ces voyages, le plus bel endroit sur terre est toujours le pays d’où on vient. Être ici, aussi loin de chez nous, nous donne encore plus d’amour pour tout ce que l’on a aux Philippines ». En d’autre terme, tout l’amour, la chaleur et la reconnaissance que l’on nous donne ici est très contagieuse et on va le ramener précieusement à Manille. On a vécu un important désastre naturel récemment, et voir l’engouement pour notre cinéma ici nous réchauffe le cœur. C’est encore plus important que l’aide financière que l’on peut recevoir.
Merci beaucoup. Peut-on prendre une photo avec vous ?
Bien sûr ! C’est la Saint-Valentin aujourd’hui ! Je l’enverai aux Philippines en disant que vous êtes mes Valentins !
Propos recueillis le 14/02/201 à Vesoul par Victor Lopez lors de la 20ème édition du Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul.
Merci à Wafa Ghermani et à toute l’équipe du FICA sans qui l’entretien n’aurait été possible.
LE FICA de Vesoul 2014 sur East Asia :
Édito preview : d’un festival à l’autre
Entretien : Martine Thérouanne, directrice du festival
Entretien : Brillante Mendoza pour Sapi
Cinéma philippin : rencontre avec Eugene Domingo (actrice) et Joji Alonson (productrice)
Critique : Qissa d’Anup Singh (Visages des Cinémas d’Asie Contemporains)
Entretien : Anup Singh, réalisateur de Quissa
Critique : Leçons d’harmonie d’Emir Baigazin (Avoir 20 ans)
Entretien : Atiq Rahimi réalisateur de Syngué Sabour (Carte Blanche de nos 20 ans)
Critique : Vertiges de Bùi Thac Chuyên (Francophonies d’Asie, le Vietnam)
Critique : L’Hirondelle d’or de King Hu (La Carte blanche de nos 20 ans)
Critique : Thy Womb de Brillante Ma. Mendoza (Regard sur le cinéma philippin)
Critique : Like Someone In Love d’Abbas Kiarostami (La carte blanche de nos 20 ans)
Critique : Les Enfants de Belle Ville d’Asghar Farhadi (Avoir 20 ans)
Critique : Poetry de Lee Chang-Dong (La carte blanche de nos 20 ans)
Critique : Chungking Express de Wong Kar-Wai (La carte blanche de nos 20 ans)