VIDEO – Alone in the Night d’Ishii Takashi

Posté le 8 novembre 2025 par

Suite de l’exploration du coffret Ishii Takashi de Carlotta Films avec Alone in the Night, un yakuza eiga un peu plus classique qu’à l’accoutumée mais toujours parcouru par les obsessions et les excès du cinéaste.

Nami est dévastée de la mort de son mari, agent infiltré au sein d’un clan de yakuzas. Au lieu d’être enterré avec les égards qui lui sont dus, celui-ci est accusé d’être impliqué dans le crime organisé. Nami décide alors de se venger pour laver son honneur…

Classique est un mot un peu fort pour qualifier ce film d’Ishii Takashi, mais il caractérise précisément ce qui est en jeu dans le déséquilibre qui l’habite. Alone in the Night n’est pas banal, mais il est alourdi par une partition qu’il semble traîner : le mélange entre le film de genre plus classique et une proposition assez personnelle du cinéaste. Ce mélange permet au moins d’identifier, de manière quasiment stéréotypique, les ingrédients composant l’œuvre d’Ishii : de l’eau, beaucoup d’eau (une de ses grandes obsessions iconographiques qui se retrouve jusque dans le nom de son héroïne « Nami ») ; un déséquilibre entre réel et rêve, entre matériel et intériorité ; une femme meurtrie et provoquant des sentiments contraires chez les personnages qu’elle rencontre (parfois une grande cruauté sans limite, et parfois, à l’inverse, une compassion totale et très souvent autodestructrice) ; et enfin un aspect formel assez ludique avec son spectateur. Bien évidemment, le cinéma d’Ishii ne se résume pas qu’à ces archétypes, mais cela donne une assez bonne idée de ses motifs courants et l’on pourrait presque avancer qu’il y a au moins toujours 2 ou 3 de ces éléments dans ses films, quand ils ne sont pas tous là. Alone in the Night ne souffre pas d’un amoncellement sans identité de ce qui constituerait, de manière superficielle, le style du réalisateur, mais plutôt d’une alternance compliquée entre des choix très radicaux et en lien avec ses obsessions, et d’autres beaucoup plus banals. Toute la première heure du film, durant laquelle Nami tente de venger son mari, est parsemée de grands moments issus de cette recette (son introduction onirique et décousue ainsi que les deux scènes durant lesquelles Nami tente de mettre fin à ses jours étant les plus représentatives). Mais elle baigne dans un cadre de film de yakuzas et de vengeance bien plus programmatique et convenu. On sent que le cinéaste est bien plus à l’aise dans le thriller qui lui octroie plus de libertés. Ce ne sera donc qu’une fois cette première partie un peu plus lourde terminée qu’Alone in the Night prendra une tournure bien plus intéressante et à l’image de ce que nous avions pu voir jusqu’à présent.

Formellement, cette bascule se fait sur le même mode que l’introduction du film, alliant une étrangeté latente et une action décousue. Elle reprend d’ailleurs directement les codes du thriller avec cette caméra subjective ne nous laissant entrevoir ni le responsable de cette longue marche, ni la destination de celle-ci. Le film se place aussi sur une temporalité radicalement opposée à celle de la première partie : jusqu’ici, Alone in the Night se regardait comme un film de vengeance un peu étrange mais relativement efficace et dont l’action était tout de même assez scandée. Après cette bascule, une bonne partie du film se situe dans un entrepôt abandonné, composé uniquement de Nami et de son sauveur yakuza, dans l’attente d’un mieux qui met beaucoup de temps à arriver. Ce changement de rythme est totalement assumé et revendiqué, que ce soit par l’unité de lieu mais aussi cette nouvelle unité de temps, celle d’un temps figé. Il n’est probablement pas anodin qu’à ce moment-là, Ishii fasse une très belle séquence durant laquelle une action est répétée jusqu’à épuisement, non sans faire penser à la séquence de la bougie dans Nostalghia de Tarkovski, tant dans sa construction que dans ce qu’elle tire du cinéma. Cette deuxième partie est aussi l’occasion pour le cinéaste de faire de son univers contemporain un univers à l’allure presque postapocalyptique, composé uniquement d’entrepôts et de lieux abandonnés (de « non-lieux », dirait-on si l’on se plaçait dans une lecture similaire à celle de Benjamin Voisin sur le cinéma japonais contemporain dans son ouvrage Le cinéma japonais d’aujourd’hui). Le cinéaste assume aussi totalement, après cette bascule, l’aspect surréaliste et parfois absurde de son œuvre à travers un final époustouflant sur un toit d’immeuble où les ruines de néons viennent éclairer des excès de violences qui ne sont pas sans évoquer ce que fera Miike quelques années plus tard dans Dead or Alive ou Ichi the Killer, de manière beaucoup plus absurde et radicale mais dans un geste similaire sur ce qu’il dit et montre du contemporain. Ce n’est pas non plus sans annoncer le virage plus tapageur qu’effectuera Ishii lorsqu’il réalisera Gonin l’année d’après Alone in the Night.

Alone in the Night est donc un film fragile qui n’en n’est pas moins fascinant. On trouve une nouvelle radicalité à son cinéma, notamment dans son rapport au contemporain ou à une forme cinématographique plus conventionnelle, tout comme l’on trouve des faiblesses liées à un carcan (un cinéma de genre efficace) dont Ishii ne semblait pas affligé jusqu’ici. Le cinéaste s’en sort tout de même haut la main, avec seulement une première partie inégale et une seconde qui marquera fortement.

BONUS

Entretien avec Ishii Takashi (12 min) : Dans cet entretien, nous apprenons qu’Alone in the Night est en quelque sorte une commande d’Argo Pictures pour deux films faits coup sur coup et avec un budget commun, le deuxième étant Angel Guts : Red Flash, dernier film du coffret. En dressant un portrait assez précis de la genèse de ces deux projets, le cinéaste nous donne aussi des clés très intéressantes pour appréhender l’inégalité d’Alone in theNight.

Entretien avec Okada Yu (6 min) : Le producteur n’apporte pas grand chose de plus sur la genèse du film, indiquant au passant que les projets qui se montent avec Ishii Takashi sont toujours compliqués, mais il livre un entretien intéressant sur la rentabilité des films et l’aspect très aléatoire de sa profession.

Entretien avec Nezu Jinpachi (14 min) : Nezu Jinpachi, acteur assez récurrent dans le cinéma d’Ishii, nous livre son témoignage sur le tournage très physique d’Alone in the Night. Si les tournages du cinéaste sont toujours relativement durs et qu’il est lui-même très exigeant, il n’apparaît cependant pas comme un tyran. L’interprète de Muraki fait le portrait d’un réalisateur pointilleux mais toujours valorisant pour ses acteurs.

Entretien avec Sasakibara Yasushi (17 min) : Ce long entretien avec le directeur de la photographie qui aura accompagné le cinéaste tout au long de sa carrière est possiblement l’un des plus intéressants du coffret. Il nous apporte de nombreuses informations tant sur le cinéaste que sur le cinéma japonais en général.

Thibaut Das Neves.

Alone in the Night d’Ishii Takashi. Japon. 1994. Disponible dans le coffret Takashi Ishii en 4 films : aventures et mésaventures de l’héroïne Nami le 07/10/2025 chez Carlotta Films.