FFTP 2025 – Entretien avec Tom Lin Shu-Yu pour Yen and Ai-Lee

Posté le 10 mai 2025 par

Pour cette 1ère édition du nouveau Festival du Film Taïwanais à Paris (FFTP), l’équipe a invité le réalisateur Tom Lin Su-Yu et sa compagne, l’actrice Kimi Hsia, vedette de son dernier film. Nous avons pu le rencontrer alors qu’il était venu présenter son 1er film, Winds of September, qui s’inscrit dans le genre des films étudiants reconstituant la jeunesse du réalisateur, dans un esprit qui peut rappeler Le Péril jeune de Cédric Klapisch, et ainsi que son troublant Yen and Ai-Lee.

Au cours de ce festival, nous avons pu découvrir deux aspects de votre travail : votre premier film, Winds of September, et le plus récent, Yen and Ai-Lee, deux films très différents. Vous avez évoqué que votre premier film était en partie autobiographique et que le plus récent a été coécrit avec votre épouse. Eprouvez-vous le besoin de travailler à partir de ce que vous connaissez, de développer des histoires soit à partir de votre vécu, soit à partir de votre travail avec vos proches ?

Quand je travaille sur mes films, je pense qu’il y a une vraie différence entre mon travail de réalisateur et de scénariste. Je peux diriger les histoires d’autres personnes, je l’ai déjà fait : des adaptations, des romans, des bandes dessinées ou les scénarios d’autres auteurs. Mais lorsque j’écris mes propres films, j’ai tendance à écrire et mettre en scène des histoires que je pense être le seul à pouvoir raconter, que d’autres ne raconteraient pas, et je pense que ça influe mon travail d’écriture.

Stylistiquement, il y a évidemment un grand écart entre les deux films. Pourquoi ce choix du noir et blanc et de la narration parfois elliptique dans votre projet le plus récent ?

Je pense que ce choix du noir et blanc vient du fait que je me percevais déjà comme un cinéphile avant de devenir réalisateur et que le noir et blanc m’a toujours fasciné, de nombreuses manières différentes. Que ce soit à cause de la qualité graphique qui s’en dégage ou à cause du nombre de grands films en noir et blanc qui m’ont marqué. Il en résulte qu’en tant que cinéphile devenu réalisateur j’ai toujours voulu faire au moins un film en noir et blanc, sans trouver le sujet qui s’y prêtait. Pour chaque sujet j’imaginais finalement une esthétique différente jusqu’à ce projet, jusqu’à Yen and Ai-Lee. En l’écrivant, j’ai su presque instinctivement que celui-ci serait en noir et blanc : il se concentre sur ses personnages et la force de leurs émotions. Et bien sûr, je me suis aussi inspiré de maîtres comme Béla Tarr. Il a un jour dit en interview que l’une des raisons pour lesquelles il tourne en noir et blanc est le manque de budget pour vraiment maîtriser un tournage en couleur. Alors cette considération m’est venue aussi, parce que je savais que ça allait être un tournage à petit budget, mais que je voulais créer une esthétique frappante. Je voulais que l’image ait un vrai style, une véritable esthétique. Avec les fonds à ma disposition, le choix du noir et blanc s’est imposé comme un très bon moyen de rester maître de l’atmosphère créée.

Le premier plan du film est très marquant, il ne se passe apparemment rien pendant un long moment jusqu’au surgissement du vélo au loin qui va provoquer la révélation initiale. Ce plan séquence faisait-il partie du projet d’emblée ou avez-vous ajouté ce genre d’idées graphiques au moment de la production ?

Non, ce n’était pas une idée planifiée, ce plan d’ouverture est venu des contraintes rencontrées au tournage. Tout ce film, Yen and Ai-Lee, est né d’un travail sur les contraintes, mais en particulier cette ouverture. J’en avais imaginé et écrit une autre : ça devait être une séquence vraiment compliqué, on devait suivre Yen traversant à bicyclette tout un marché de nuit très peuplé. Je voulais qu’on voit le regard de toute la ville posé sur elle avant que le spectateur ne puisse la voir vraiment, comme si toute la ville était là pour être témoin de son histoire. J’avais tout prévu mais, quand on a commencé à tourner à Kaohsiung dans le Sud de Taïwan il y a deux ans, on a connu les plus grandes pluies pour la région depuis des décennies. On avait précisément choisi cette région parce qu’on savait qu’il allait y faire beau tout l’été. Et ce n’était en réalité pas le cas. Il pleuvait et il y avait des typhons et la pluie s’arrêtait et revenait par intermittence, sans moment de répit. Nous n’avions aucun moment pour gérer la continuité, sauf à avoir une machine à pluie à disposition. Bien sûr nous n’en avions pas le budget. Et, au fur et à mesure, la date du tournage de la scène approchait. On avait fait tous les repérages dans le marché de nuit, étudié tous les déplacements, défini chaque plan. Et deux, trois, jours avant le tournage, on a regardé la météo et on s’est dit que c’était impossible, qu’il risquait de pleuvoir, on ne pouvait rien planifier. Deux jours avant le tournage, nous nous sommes pris à part avec mon directeur de la photographie et j’ai dit qu’il faudrait qu’on imagine ce qu’on pourrait faire en un seul plan. Imaginons une ouverture qu’on puisse maîtriser en un seul plan séquence, qu’on puisse tourner quoi qu’il arrive, qu’on puisse le faire en une seule prise, qu’il pleuve ou pas. S’il se met à pleuvoir au milieu de la séquence, on l’accepte, il se met à pleuvoir au milieu de la séquence, ça n’est pas grave. On le fait en une fois, alors il faut vraiment que pour compenser on imagine un plan remarquable. Alors mon équipe et moi-même sommes allé visiter les locaux de la police. Je regardais autour de moi, on essayait d’imaginer quelque chose, on savait seulement que ce serait un plan séquence. Et finalement pourquoi ne pas embrasser cette simple idée : pourquoi ne pas faire attendre le public. Alors c’est ce qu’on a fait. Mais comme je ne savais pas combien de temps allaient durer le crédits et de combien de temps on avait donc besoin, je me suis dit qu’on allait laisser la caméra tourner pendant cinq minutes avant de faire apparaître le personnage. Les cinq minutes ont été intenses, tout le monde attendait et attendait, en guettant le moment où j’allais donner le feu vert pour faire entrer Yen dans le champ. Je pense que cette tension se sent à l’écran et qu’on a réussi à obtenir ce qu’on voulait. Le plan tourné, mon directeur de la photo et moi nous avions vraiment l’impression que c’était bon, qu’on avait une ouverture réussie, que tout allait bien se passer.

Dans ce film, il y a un élément de scénario lié au nom du personnage, avec des subtilités de traduction. Comment le traduiriez-vous exactement ? C’est bien un jeu de mot sur Ai dans le sens d’aimer ?

Oui, c’est un peu difficile à traduire, parce que nous avons pensé d’abord en chinois. Et ensuite nous avons réalisé : « oh, nous allons devoir traduire ça ! » Mais je pense que j’ai eu de la chance parce que Wu Ai-Lee ressemble à « wo ai ni » (je t’aime), alors qu’en anglais son nom devient Ai-Lee Wu, ce qui ressemble un peu à « I love you », ce qu’on a utilisé dans les sous-titres pour faire ressortir l’intention. En plus cette idée est arrivée par accident. Yen and Ai-Lee est le premier film que j’ai écrit sans en connaître la fin. En temps normal, je connais mon point d’arrivée avant de commencer à vraiment écrire, je sais où je vais et c’est pour ça que je me mets au travail. Ce film, je l’ai écrit pendant la pandémie, au moment où on n’avait plus de certitudes. « Est-ce la fin du monde ? Est-ce que la pandémie aura une fin un jour ? Allons-nous rester pour toujours confinés ? » On était tellement perclus d’incertitude que je me suis dit que, de toute façon, comme on ne maîtrisait rien, j’allais me lancer dans ce projet à l’aveugle, en écrivant sans connaître la fin. C’est dans cet état d’esprit que j’ai écrit le film ; au départ je savais que je voulais écrire l’histoire de cette femme qui retourne chez sa mère en sortant de prison. Cette partie était claire et simple, je la maîtrisais. Mais l’histoire du cours de théâtre est apparue par accident. J’étais en train d’écrire et tout était tellement sinistre, ce monde avait l’air si gris. J’avais besoin de quelque chose d’autre, de quelque chose qui rendrait les choses plus intéressantes, et j’ai pensé à ma femme qui, lorsqu’elle ne travaille pas, suit beaucoup de cours de théâtre. Et elle me raconte les expériences qu’elle y rencontre et je trouve ça fascinant. C’est pourquoi j’ai commencé à écrire un autre personnage féminin qui ressemblerait à Yen, participant à un cours de théâtre, pour voir où ça allait me mener. J’ai travaillé très sérieusement et j’essayais de déterminer qui étaient ces deux personnages. Étaient-ils la même personne ? Deux personnes différentes ? La même dans deux univers parallèles ? Était-ce ce qu’elle serait devenue si elle n’avait pas tué son père ? Est-ce que j’étais en train d’écrire une variation sur La Double Vie de Véronique de Kieslowski ? Je n’en savais rien avant d’écrire la scène du troisième cours. A ce moment-là, je me suis demandé : mais pourquoi jouer ? Pourquoi est-ce que quelqu’un s’inscrit dans un cours de théâtre ? Pour devenir quelqu’un d’autre ou essayer de le devenir. Ça faisait sens, ça me donnait vraiment l’air de faire sens. D’accord, tu t’inscris dans un cours de théâtre pour devenir quelqu’un d’autre mais n’importe quel professeur t’y dira que tu dois commencer par te confronter à toi-même. Et cette épreuve me semblait parfaite pour Yen. C’est ce qui a fait que j’ai décidé que c’était bien elle. Mais à ce moment de mon travail, ces scènes étaient déjà là où elle se trouvent aujourd’hui dans la structure du film. Devais-je les déplacer vers la fin ou les laisser là où elles étaient ? Les films sont plein d’analepses, pourquoi m’interdirais-je des prolepses ? Je les ai donc laissé à cet endroit, ce qui a donné cette particularité du film. C’est arrivé par accident, et en réalité la proximité de Wu Ai Lee et I love you aussi. Je ne m’en était pas aperçu à l’écriture, c’est simplement un nom très commun à Taïwan, c’est un peu Mary Smith en anglais, je voulais un nom ordinaire pour une femme ordinaire, ce qu’incarne cette mère. Mais j’ai soumis mon scénario à une compétition et comme il a gagné un prix il a été publié et c’est comme ça que mon père a découvert ce que j’avais écrit. Mon père ne connaît pas mes projets, il a entendu le nom aux informations et il m’a dit « tu a écrit ce scénario appelé Yen and Wu Ai Lee, c’est un très bon nom ! » Je n’ai pas compris, je ne voyais pas de ce dont il parlait. Mon père m ‘a répondu : « Wu Ai Lee, n’est-ce pas ta façon de dire à ta femme que tu l’aimes ? » Et ça a créé une épaisseur supplémentaire. Cet aspect vient donc de mon père et je l’ai utilisé pour améliorer mon scénario. Après tout, c’est le rôle d’un auteur de faire la synthèse de toutes ces sources d’inspiration rencontrées dans des temporalités différentes, de donner l’impression que tout était planifié.

Si on compare ces deux films, Winds of September choisit parfois un style plus documentaire, comme vous l’avez dit en le présentant, Yen and Ai-Lee est plus stylisé. Quel style préférez-vous utiliser pour tourner ? Vous adaptez-vous au sujet, ou un des styles vous semble mieux vous convenir ?

Je dois avouer que je n’ai jamais été capable de définir mon propre style avant de tomber sur une interview de Steven Soderbergh. Dans cette interview, il s’est présenté comme un synthétiseur, et ça m’a paru limpide. Encore une fois, en tant que cinéphile devenu réalisateur, j’ai pleinement conscience de la variété des techniques et des styles. En conséquence, quand j’aborde un sujet ou une histoire, j’imagine instinctivement le type de style que je pense convenir à les mettre en scène. Ce n’est pas une certitude précise mais c’est une idée générale. Mon film précédant Yen and Ai-Lee était un film malaisien appelé The Garden of Evening Mists. Le film étais malais, c’était une fiction historique. C’était une romance mais le film parlait aussi de l’occupation japonaise, de la guerre et de ce genre de sujets. En voyant le sujet je me suis dit que j’allais avoir besoin d’étudier Spielberg pour pouvoir faire le film. Pas pour le singer mais pour m’en inspirer. En définitif c’est le sujet qui définit mon style. Pour Yen and Ai-Lee ce changement de style est lié à son sujet mais aussi au monde dans lequel nous vivons. Beaucoup de choix faits avec mon directeur de la photographie viennent du fait que je pense que nous vivons dans un monde post pandémique où nous voyons de moins en moins de langage proprement cinématographique et de plus en plus de langage télévisuel. Et la télé s’infiltre dans nos salles de cinéma. Alfonso Cuaron a raison, la télévision s’empare du cinéma. Et j’ai vraiment l’impression que c’est vrai : de nombreux réalisateurs y participent inconsciemment, c’est juste que nous venons tous de passer quelques années à la maison, à regarder des séries en boucle jusqu’à l’indigestion, au point qu’au moment de réaliser un film on s’est tellement habitué à ce langage qu’on l’utilise spontanément. Pour Yen and Ai-Lee, je voulais aller contre cette tendance, nous voulions créer un langage qui ne trouverait sa place que dans la salle de cinéma. Bien sûr c’est un pari et ça complique la relation aux investisseurs… Je ne suis pas idiot, je sais bien qu’en streaming personne ne regardera le plan séquence d’ouverture, si on peut le passer en accéléré, on le passera en accéléré. Les gens se diront que ce ne sont que les crédits et le passeront à deux ou trois fois la vitesse normale… Et elle se retrouve là d’un coup, l’effet du plan est perdu, ça ne marchera pas à la télévision. Mais ce film a été pensé pour le cinéma, pour la salle, pour un public captif, qui ne s’en va pas une fois assis et doit se confronter au plan. Chaque plan a été pensé comme ça, pour créer du cinéma, pour être une expérience en salle. Yen and Ai-Lee essaie d’incarner cette philosophie.

Quels sont vos projets actuels ?

J’en suis à la phase d’écriture, donc tout peut encore changer, mais ce sera basé sur une histoire criminelle réelle. Je vais à nouveau retourner à mes origines, à Hsinchu, et ce sera inspiré de faits divers et de meurtres réels qui ont eu lieu dans ma ville. J’y travaille actuellement et c’est encore un autre ton par rapport au précédent film, parce que je n’aime pas me répéter. C’est plaisant en tant que réalisateur mais j’y vois un effet collatéral, je suis difficile à considérer comme un auteur. Normalement on définit un auteur par sa signature, on voit un Hou Hsiao-hsien, on sait que c’est un Hou Hsiao-hsien, un Tsai Ming-liang que c’est un Tsai Ming-liang, et pour Wong Kar-wai la question ne se pose même pas… Si quelqu’un pastiche WKW, ce sera immédiatement visible. Quand le nom du réalisateur devient un qualificatif en lui-même, vous savez qu’il s’agit d’un auteur. Mais être reconnu comme auteur suppose de faire à chaque fois des films dans le même style. Que ce soit Godard ou Woody Allen, on les connaît, on sait à quoi ressemble leur travail. Il y a des avantages et des désavantages mais c’est vraiment ce que j’aime faire, de m’obliger à me réinventer et à faire quelque chose de différent à chaque fois. C’est un de mes plaisirs secrets de me dire que quand les gens voient deux ou trois de mes films ils soient surpris que ce soit le même réalisateur.

Vous avez évoqué Soderbergh, c’est un auteur reconnu et lui aussi a un style polymorphe.

Ça prend du temps, mais effectivement il a une telle variété, vous voyez Sexe, Mensonges et Vidéo et vous vous demandez si c’est vraiment le même réalisateur qu’Ocean’s Eleven. Mais il est bien capable de ce grand écart. Mais à la réflexion c’est la même chose avec Cuaron, comment Gravity pourrait-il être plus différent de Roma ? C’est très difficile à maîtriser. On regarde The Children of Men et on devine le réalisateur de Roma, mais il est aussi l’auteur du Prisonnier d’Askaban. Me dire que c’est un type d’auteurs qui existe, ça me fait très plaisir, j’espère m’en approcher.

C’est une famille à laquelle on peut se réjouir d’appartenir. Avez-vous un dernier mot à ajouter ?

Je suis vraiment heureux d’être ici, que mes films puissent être vus à Paris. Il y a quelque chose de magique avec le cinéma, de très simple. Il y a quelque chose d’aussi pur que de magique dans l’idée de simplement entrer dans une salle et d’y trouver cette gigantesque fenêtre vers un autre monde, que ce soit un monde fantastique ou une autre partie du monde. Je romantise peut-être le cinéma mais quand je vois la Filmothèque où pendant toute une semaine des gens ont défilé pour regarder Taïwan à travers cette fenêtre, je me dis que c’est vraiment très beau.

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Florent Dichy, en avril 2025

Remerciements à l’équipe du festival et au Centre Culturel de Taïwan à Paris