Le Black Movie 2025 a projeté la comédie noire fantastique Sister Midnight, premier long-métrage (à l’exception de son film étudiant) du réalisateur anglo-indien Karan Kandhari.
Uma, jeune femme indienne difficilement mariable parce que considérée trop vulgaire et trop psychiquement dérangée, trouve enfin un parti en la personne de Gopal, lui-même n’ayant essuyé précédemment que des refus à ses demandes auprès des filles de son entourage. Ce couple, formé par le dépit, emménage ensemble dans la foulée, dans la petite maison insalubre de Gopal à Mumbai. Tandis qu’Uma essaie de prendre ses repères dans sa nouvelle vie de femme mariée, elle développe également des pulsions bestiales irrépressibles.
Depuis quelques années, on assiste à une recrudescence à l’internationale des thèmes de la confrontation de la figure féminine dans un système patriarcal et du monstrueux dans le cinéma d’auteur. Grave de Julia Ducournau ou Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu traitent même, comme Sister Midnight, d’un corps féminin renvoyé à ce qu’il peut avoir de plus animal au travers d’instincts prédateurs incontrôlés et un appétit pour la chair. Or, là où les exemples précédents optaient pour l’angle de la puberté et du passage à l’âge adulte dans tout ce qu’il implique d’attentes sociales auprès des jeunes filles, c’est ici le mariage, soit la consécration présumée de la vie d’une femme, qui déclenche la bascule. Ce n’est pas tant la profusion de bouleversements internes et externes chez Uma qui la font sombrer dans la bestialité mais l’ennui profond de sa condition d’épouse.
Uma n’a rien à faire dans la maison trop petite pour nécessiter constamment de l’entretien, les légumes prennent des heures à mijoter avant de pouvoir être cuisinés, elle n’a aucun hobby, etc. Et bien évidemment puisqu’il s’agit d’une jeune femme pauvre sans qualifications, les seuls métiers accessibles sont exactement ceux qui relèvent du même type de missions que d’entretenir un foyer, soit faire le ménage. L’horreur surgit alors du quotidien dans tout ce qu’il a de plus banal, répétitif et aliénant, comme dans les nombreuses itérations de plans sur Uma assise dans son minuscule salon et attendant que le temps passe, qui finissent par devenir aussi suffocantes qu’elles ne le sont vécues par la protagoniste. Même le groupe des autres épouses – et potentielles seules alliées – lui fait ressentir et peser tous les aspects par lesquels elle peut apparaître comme différente, qu’il s’agisse de la teinte de sa peau, son franc-parler ou de son refus de consommer la nuit de noces. Ni les tâches à effectuer, ni les moments de repos ne sont stimulants ou investis, tout n’est que vide jusqu’à ce que l’abysse finisse par l’emporter. Et pour cette nouvelle Emma Bovary, les pulsions sont davantage meurtrières qu’auto-destructrices, une façon comme une autre de récupérer de l’agentivité et une variation plutôt maline de Karan Kandhari pour se démarquer dans les différents genres qu’il investit.
Le film est ainsi plus surprenant qu’il n’y paraît, dans sa revisite croisée des récits de femmes au foyer désespérées et de ceux sur les jeunes femmes anthropophages. Il mélange les genres plutôt habilement avec notamment des touches d’humour inspirées et un bon tempo comique, tout en n’affectant pas le ressenti de pesanteur de la vie d’Uma. Sister Midnight déroute aussi dans sa confection audiovisuelle, que ce soit avec une BO surprenante et très plaisante mettant la country à l’honneur ou encore des mises en scène rappelant très (trop ?) fortement celles de Wes Anderson.
Il s’agit d’ailleurs là du bémol principal du par ailleurs agréable film de Karan Kandhari : le film est si créatif dans le maniement de son scénario qu’il est dommage de ne pas avoir davantage l’impression de découvrir un réalisateur, tant le film peine à trouver une identité visuelle propre. Certains cadrages symétriques rigoureux ont beau entrer en résonance avec l’expérience limitée, ordonnée et répétitive d’Uma, d’autres enferment malheureusement le film dans un hommage trop constant et prégnant. À voir comment Karan Kandhari choisit de poursuivre sa carrière et surtout, avec un peu de chance, comment il se départira de ce filet de sécurité formel pour oser être aussi audacieux que ses thématiques et ruptures de ton.
Elie Gardel.
Sister Midnight de Karan Kandhari. 2024. Inde/Royaume-Uni. Projeté au Festival Black Movie 2025.