Le festival Black Movie présente cette année le documentaire chinois Republic, dans lequel Jin Jiang nous ouvre la porte d’un appartement excentrique dans lequel s’esquisse le rêve d’une existence affranchie des contraintes capitalistes. La petite communauté qui s’y réunit formule ainsi une remise en question qui traverse les continents et les époques.
Dans son studio encombré où il a à peine la place de s’asseoir, Li Eryang a décidé de créer un sanctuaire pour lui et ses « Cosmic Bros », hors du temps et des considérations capitalistes. Dans cette oasis, on aspire à une autre société, faite de philosophie, d’art et de liberté. Cet écosystème, toutefois, est précaire, et vient fatalement se poser la question de sa stérilité…
On dit parfois qu’il y a deux façons de faire un documentaire : en allant à la chasse et en sachant précisément ce que l’on traque, ou en allant à la pêche et attendant de voir ce qu’on attrape. En posant sa caméra chez Li Eryang, Jin Jiang laisse sa ligne flotter au milieu d’un étang caché et oublié du reste du monde. Ce qu’il en remonte n’est pas toujours clairement définissable, mais esquisse, prise par prise, les contours d’une utopie en apparence désuète mais qui soulève des questionnements qui n’ont pas fini de trouver des échos intimes.
Dans l’espace exigu de son appartement, que la caméra ne quittera jamais, Li Eryang vit dans un bric-à-brac d’objets sans Dieu ni maître. Caverne d’Ali Baba ou bordel sans nom ? Pour chacun, ce capharnaüm évoquera plus ou moins d’aversion ou de tendresse, d’angoisse ou d’amusement, et l’ambivalence avec laquelle on peut le percevoir est à l’image du film tout entier. Ce qui se joue entre ces murs trop proches a toutes les caractéristiques de ce que Michel Foucault qualifie d’hétérotopie : un espace qui fonctionne selon d’autres règles que celles de la société au sein de laquelle il se dresse, un lieu qui permet une mise à l’écart, qui devient une fabrique de l’imaginaire et, en quelque sorte, de l’utopie.
Pourtant, le mot d’utopie n’est-il pas quelque peu galvaudé ici ? Car si cette « République » semble échapper à l’espace-temps, rien n’y est, concrètement, accompli. Plutôt, on a le sentiment d’avoir fait pause sur une soirée étudiante, de ces nuits qui s’étirent dans un appartement encombré où l’on fume et rit, traversant des états de lucidité variable, mélangeant discussions sur l’art, la politique et la philosophie en brassant tout sans rien véritablement saisir. Ces instants de fête et de débats, bien présents dans le documentaire, laissent ensuite la place à de longues gueules de bois aux airs de limbes dans lesquelles les occupants du logement (qui sert de refuge à plusieurs personnes) semblent errer sans issue.
En effet, si cet espace suspendu apparaît comme une parenthèse joyeuse à ceux qui le traversent en coup de vent, n’est-il pas aussi une cage pour ceux qui y vivent sur le temps long ? Est-ce bien là un lieu où ils s’épanouissent, ou bien un où ils se terrent ? On comprend ainsi que même si ce rejet d’une vie réglée vient originellement d’un choix, ils n’ont en tout cas pas celui d’y revenir aisément. Tous, en effet, vivent d’une accumulation de dettes, dont on sent que le poids n’est jamais bien loin. Surtout, le choix scrupuleux de Ji Jiang de ne jamais franchir le seuil du studio, laissant à peine, à quelques reprises, entrevoir les contours d’une allée à travers l’embrasure, accentue ainsi un sentiment d’enfermement et de repli.
Le personnage de Li Eryang évoque alors une forme étrange d’hikikomori social, qui tout en se coupant du monde extérieur l’accueille néanmoins avec entrain à sa porte, chef d’orchestre d’une expérience collective de l’isolement. Il semble s’être donné un rôle de berger pour les âmes perdues, sans vraiment savoir où il se trouve lui-même, si ce n’est dans un quotidien sans rythme tissé d’idéaux et de musique. C’est ainsi le contraste entre ses conditions objectives d’existence et l’insouciance rêveuse qu’il projette l’essentiel du temps qui fait toute la subtilité de la situation, sous-tendant nécessairement un questionnement sur le déni et les possibilités matérielles de prolonger ce mode de vie alternatif.
A la tentation de se placer en juge, on peut substituer l’observation curieuse et bienveillante de ce microcosme, des grandes idées qui s’y échangent et des petits conflits qui s’y jouent. En effet, avant d’être un projet de société, cette République est avant tout un théâtre intime, au sein duquel naissent des instants de querelle ou d’affection. A cet égard, on peut regretter que le manque de structure narrative rende quelque peu vagues les rapports entre les personnages, dont beaucoup ne sont de toute manière que de passage, sans que l’on sache s’ils partagent des convictions fondamentales avec leur hôte où on juste atterri dans sa chambre au hasard d’une invitation, voire d’une rumeur…
Il reste néanmoins une dissonance particulièrement intrigante pour nos regards occidentaux, car l’hétérotopie établie par Li Eryang vient insuffler des considérations nouvelles à un imaginaire que l’on pouvait croire épuisé. Ainsi, dans ce tableau qu’on croirait tout droit sorti d’un fantasme du San Francisco des années 70s, surgissent ça et là des préoccupations qui nous rappellent que l’on se trouve bel et bien dans la Chine contemporaine. On y discute en effet aussi bien des techniques de culture du cannabis que des bienfaits des théories de Mao Zedong, on y commente la musique des Beatles comme le livre de Xi Jinping, et l’on survit en marge d’une réalité dans laquelle le mirage hippie est déjà défait.
En somme, Republic est moins un manifeste par les solutions qu’il propose que par l’impasse à laquelle il semble aboutir, où les velléités d’une société alternative semblent bloquées à l’état embryonnaire, presque dans un refus adolescent du pragmatisme. L’oisiveté ici mise en scène semble être le symptôme d’un besoin impérieux de se soustraire à un modèle vécu comme insupportable, ou du moins comme plus vain encore que cette bulle colorée aux airs de désœuvrement. Partant de là, le documentaire a tôt fait de nous renvoyer à nous-mêmes et au choix que l’on a fait (ou pas) de jouer le jeu d’un système sur lequel on n’a guère davantage de prise. Comme si nous aussi, à nouveau, on refaisait le monde le temps d’une soirée.
Lila Gleizes
Republic de Jin Jiang. Chine-Singapour. 2023. Projeté au Festival Black Movie 2025.