Hong Sang-soo By the Stream

BLACK MOVIE 2025 – By the Stream de Hong Sang-soo

Posté le 18 janvier 2025 par

Avec By the Stream, primé au Festival de Locarno et présenté au Festival Black Movie, Hong Sang-soo poursuit ses lubies du moment : la défense d’un matriarcat menacé par des hommes prédateurs et inconséquents, et la nécessité de transmission et de dialogues entre les générations. Un film vraiment dans l’air du temps.

« Non, il n’y a rien à voir, il n’y a rien du tout ». Ce sont les derniers mots du film, prononcés par Jeonim (Kim Min-hee) réapparaissant d’un méandre du fleuve Han, Eden éloigné du bruit et de la fureur du centre-ville de Séoul. Pudeur ou dissimulation ? Jeonim a-t-elle découvert ou ressenti quelque chose qu’elle souhaite garder en elle, pour elle, dans ce coin de verdure idyllique ? Nous ne le saurons pas. Le film se termine par un arrêt sur image sur Jeonim, tout sourire et en plein mouvement. Le premier arrêt sur image de la filmographie de Hong Sang-soo ? Peut-être. Un temps suspendu.

De quoi est-il question dans By the Stream ? Maîtresse de conférence à l’université pour femmes de Duksung, Jeonim demande à son oncle Chu (Kwon Hae-hyo) de mettre en scène un spectacle monté par ses élèves. Ancien acteur tombé en disgrâce (on ne saura jamais pourquoi), Chu accepte, se souvenant qu’il avait déjà mis en scène une pièce dans cette même université, quarante ans auparavant. Chu découvre qu’il a seulement dix jours pour répéter la pièce et qu’il remplace au pied levé un jeune metteur en scène, Junwon, expulsé pour avoir fricoté avec trois des sept étudiantes, les laissant sous le choc. Parallèlement à cette histoire de spectacle, Chu profite de ses journées pour passer du temps avec sa nièce, qu’il n’a pas vue depuis dix ans, et sa supérieure Jeong (Jo Yoon-hee), sa plus grande admiratrice. Leurs discussions, oscillant entre malaise et maladresse, rouvrent des plaies du passé mais augurent (vraiment ?) un avenir plus radieux.

En juin 1982, à la mort de Fassbinder, Serge Daney écrivait : « depuis vingt ans il arrive (trop rarement) que, de par le vaste monde, un cinéaste puisse travailler assez et assez vite pour se permettre le luxe suprême, la récompense à laquelle nul n’ose plus prétendre, ce qu’on devrait dire de plus louangeur d’un cinéaste : qu’il est inégal. Qu’il a gagné le droit à l’inégalité. » S’il a gagné ce droit, Hong Sang-soo n’en fait guère l’usage. Rares sont les artistes sans raté, sans faux-pas. Il y a souvent une période de génie intensif mais intenable, un moment où la soif de création est étanchée, où la redite et la répétition amoindrissent la force du propos. Pas chez Hong Sang-soo, maître de la redite et des variations. Dans son cas, parler de films mineurs ou majeurs est une gageure, n’en déplaise aux contempteurs de sa forme de plus en plus lo-fi (qui peuvent ainsi estimer que la photographie de ses films est « dégueulasse »). Se répéter, c’est sculpter toujours plus précisément, ou différemment, les mêmes motifs. Par delà cette répétition, il y a tout de même des périodes chez lui. By the Stream est dans la lignée de La Femme qui s’est enfuie et Introduction, deux films de la période actuelle, très axée sur les possibilités d’un matriarcat et d’un nécessaire dialogue intergénérationnel.

Hong Sang-soo - By the stream

La Femme qui s’est enfuie et By the Stream font quelque peu mentir celles et ceux qui soulignent que le réalisateur sud-coréen, en mettant en scène des acteurs du monde (très fermé) artistique, se coupe des réalités et préoccupations actuelles. Ces deux films sont au contraire dans l’air du temps et du mouvement Me Too. Ils illustrent la possibilité, toujours menacée par les hommes, d’un Eden matriarcal. Dans La Femme qui s’est enfuie, les trois hommes mis en scène sont des intrus et des nuisances qui troublent l’harmonie et la tranquillité des femmes. Même chose dans By the Stream où les deux hommes (Chu, la soixantaine ; Junwon, la vingtaine) sont des loups dans la bergerie. Des prédateurs égoïstes et irresponsables jouant avec les corps et les cœurs des étudiantes. Si Junwon n’en a aucune conscience et considère qu’il est dans son bon droit de coucher successivement avec ses étudiantes, c’est avec remords que Chu, lors d’un repas qui prend des atours d’auto-critiques, confesse à demi-mots s’être mal comporté il y a quarante ans, dans cette même université pour femmes. Face aux agressions masculines, les femmes se soutiennent mutuellement, comme dans cette scène nocturne où, sous le regard de la Lune (en Corée du Sud, est-elle, comme en France, un élément féminin ?), Kim Min-hee et les étudiantes meurtries se réconfortent dans leur safe space précaire. Dans la même veine féministe actuelle, ajoutons que, dans La Voyageuse, Isabelle Huppert joue une sorcière contemporaine, mystérieuse et indépendante. Un film qui devrait plaire à Mona Chollet.

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Le bateau ivre

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Comme dans Introduction et De nos jours…, le dialogue intergénérationnel est au cœur du film. Il y a les patriarches Chu et Jeong, les sept étudiantes sur le point d’entrer dans la vie active, et, en médiatrice, Jeonim. Le dialogue n’est pas un uniquement un discours magistral et d’autorité, du maître à l’élève. Chacun apprend de l’autre, comme dans la scène lacrymal du restaurant, où Chu et les étudiantes, en victimes, libèrent leurs paroles, leurs craintes et leurs espoirs, avec l’aide de l’alcool en désinhibiteur et révélateur des sentiments les plus enfouis ou honteux. C’est à ce moment que Chu se repent à demi-mots de son comportement d’il y a quarante ans à l’encontre d’une femme, d’une jeune actrice. Quand le bourreau devient, avec le temps, victime : victime de son moi du passé.

Tout l’enjeu de By the Stream et des personnages de Hong Sang-soo dans ses plus récents films, est de faire un, de faire société, avec les difficultés, les compromis et les laideurs que cela implique : dissimulations, colères ou disputes. Longtemps réduite aux relations amoureuses (la volatilité des couples et des sentiments), cette unité comprend maintenant les relations amicales (les scènes de restaurant et leurs discussions à la fois superficielles et profondes sur la solitude et l’isolement), familiales (le coup de sang de Jeonim envers son oncle quand ce dernier lui explique pourquoi lui et sa mère sont définitivement brouillés : une raison complètement futile qui ressemble plus à des propos d’ivresse) et professionnelles (les difficultés d’entrer dans la vie active et de trouver sa voie mais aussi les risques d’être mécompris et ostracisé, comme Chu, ancien acteur à succès aujourd’hui cancel).

Faire société n’est pas chose aisée. Jeonim revendique fièrement son choix de vivre seule et de refuser la vie de couple : sans les hommes, elle peut enfin vivre comme elle l’entend et mener sa carrière d’artiste. Jeong, considérée comme une deuxième mère et comme bienfaitrice (c’est elle qui a fait embaucher Jeonim dans son université), montre, malgré elle, les limites de cet isolement volontaire. Elle-même avoue qu’en vivant seule, elle ne fait rien « à part boire et manger » et qu’elle ne voyage jamais car le plaisir du voyage est de partager des moments avec quelqu’un. Elle crucifie en même temps le modèle capitaliste d’accumulation des richesses car sa vie solitaire l’empêche de dépenser son argent. En se mettant plus tard en couple avec Chu, Jeong agit-elle positivement (vivre l’amour) ou négativement (ne plus être seule) ? La question est posée. Reste que, des étudiantes à Jeong en passant par Jeonim, Hong Sang-soo nous fait remonter le fleuve des relations humaines : des premières amours (déçues et forcées) de jeunesse à la vie de couple entre séniors (le seul âge où l’on est vraiment mûr pour l’amour et la vie paisible ?), en passant par le réconfort de la solitude (après tant d’échecs amoureux). Une descente des Fleuves impassibles. Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer.

Marc L’Helgoualc’h

By the Stream de Hong Sang-soo. Corée du Sud. 2024. Projeté au Festival Black Movie 2025.