Projeté à Cannes 2024, Caught by the Tides du réalisateur chinois de renom Jia Zhang-ke, est une œuvre ambitieuse et désarçonnante, un patchwork de tout son univers. Renommé Les Feux sauvages pour sa distribution française via Ad Vitam, il est présent dans nos salles depuis ce mercredi.
Entre 2001 et 2022, Qiao Qiao et Guao Bin s’aiment, se disputent, se quittent, se cherchent et se retrouvent. Dans cet immense territoire en mutation permanente qu’est la Chine au XXIe siècle, il est difficile d’aimer vraiment au même rythme…
Ultime variation du portrait des jeunes adultes Chinois au vingtième siècle, Les Feux sauvages utilise des procédés originaux pour représenter vingt années d’une génération, incarnée par Zhao Tao, la muse de Jia. Le titre original mandarin du film peut d’ailleurs se traduire par Génération romantique (风流一代). Ce film forme avec Au-delà des montagnes et Les Éternels comme une trilogie sur le sujet, qui décline partiellement les mêmes effets de style. Alors qu’Au-delà des montagnes se déroule en trois segments, Les Feux sauvages est également compartimenté par époques, en utilisant des rushes et des scènes d’anciens films de Jia (environ 10), parmi lesquels Plaisirs inconnus et un grand passage dédié au barrage des Trois-Gorges de Still Life – ces deux films recherchant finalement aussi à portraiturer cette génération, mais pas à l’analyser directement puisqu’elle était saisie sur le vif. Le dernier pan du film, contemporain, montre un robot pour évoquer la dimension futuriste de la Chine, ce que fait également Au-delà des montagnes dans son dernier sketch, avec la présence de téléphones portables issus d’une imagerie de l’ordre de l’anticipation. Également, Au-delà… propose un changement de format de l’image selon l’époque montrée, ce à quoi s’adonne Caught by the Tides via les insertions de scènes d’anciens films de Jia, dont la forme des images témoignent de leur époque de production.
Les Éternels quant à lui dresse le portrait des nouveaux riches chinois, ceux qui ont bénéficié, par des moyens plus ou moins propres, du capitalisme à la chinoise, à l’orée des années 2000 jusqu’en 2019. Avec Les Feux sauvages, Jia en réalise le pendant pour la classe moyenne basse, errant au milieu de cet immense décor chinois, emmené langoureusement dans cette marche forcée vers le futur – en témoigne l’étrange scène finale de running collectif. La proximité contextuelle ou conceptuelle de ces trois films parachève de faire de Jia Zhang-ke le plus grand portraitiste au cinéma de la Chine en mutation. Le travail qu’il a accompli sur cette génération est complet, de même que Platform fut une œuvre révolutionnaire pour décrire les jeunes chinois des années 80 – un autre travail donc.
D’un point de vue technique, Les Feux sauvages comporte quelques limites. L’utilisation d’extraits d’anciens films du réalisateur, qu’il transmute en de nouvelles compositions de scènes via le montage, pour montrer les personnages de Zhao Tao et de son compagnon joué par Li Zhubin dans de nouveaux rôles à travers leurs précédentes prestations, avait tout de quelque chose d’excitant sur le papier. Mais l’écart de matériel utilisé est extrêmement flagrant et a tendance à sortir les spectateurs du récit, d’autant plus au début où quelques très vieilles prises du début des années 2000 sont montées de manière entrelacée avec des images bien plus récentes. On a vaguement l’impression d’avoir sous nos yeux un film indépendant fait de collages, et pas de la manière la plus aiguisée en la matière qui plus est. Heureusement, Jia est un artiste malgré tout habile et il compense ce défaut des formats dépareillés par d’autres qualités intrinsèques. Les débuts du film sont marquées par d’incroyables scènes musicales, où s’alternent des chansons de variété interprétées de manière enflammée dans des spectacles kitsch, avec des séquences de boite de nuit teintées de l’électro du début du siècle – et pour cela, quoi de mieux que de faire appel à appel à Lim Giong, compositeur des films oniriques de Hou Hsiao-hsien et Bi Gan.
Il ne faut pas non plus oublier, dans notre analyse, le segment « inédit », celui où l’action se déroule pendant le Covid en 2022. Tout le long du film, Zhao Tao reste mutique – un choix extrêmement fréquent dans les cinémas sinophones actuels, étonnamment. À un endroit de cette partie du film, un robot d’accueil lui fait la conversation, et lui fait remarquer qu’elle a l’air triste. Le sentiment de tristesse inonde depuis toujours le cinéma de Jia Zhang-ke et de ses confrères et consœurs qui œuvrent dans le même registre. La Chine entre dans le futur plus rapidement que tout le reste du monde et fait baigner ses citoyens dans une grande mélancolie. Aussi, cette histoire sinueuse d’amoureux qui se perdent sans se retrouver vraiment en est la manifestation : le rythme de cet environnement nouveau rend les destinées confuses, impossible d’accéder ou de relocaliser l’amour, un sentiment essentiel, sur cette vaste carte qui bouge tout le temps au rythme des constructions et des choix politiques à court et long termes. Cette mise en scène de la mélancolie, très belle, est donc amplifiée par le travail sur l’atmosphère du film, par le son et les lumières, pas autant tape-à-l’œil que d’autres films plus impressionnants en la matière, mais faisant malgré tout son effet.
Si l’on regrette toujours la disparité qualitative entre les régimes d’images, qu’on peut estimer mal insérées au métrage, peut-être le temps donnera-t-il raison au film à la revoyure. CarLes Feux sauvages est un film dont le thème majeur est la dimension temporelle des choses. Pour cela il cherche à recréer un fil rouge dans un enchevêtrement de souvenirs cinématographiques de Jia, et dès lors, le film devient une image composite de sa propre filmographie et de cette nouvelle Chine dont il prit tant de temps et d’angles afin de la montrer dans toutes ses subtilités.
Maxime Bauer.
Les Feux sauvages de Jia Zhang-ke. Chine. 2024. En salles le 08/01/2025.