Tatsuya Mori

KINOTAYO 2024 – Entretien avec Mori Tatsuya : du documentaire à la fiction

Posté le 11 décembre 2024 par

Connu pour son travail documentaire, Mori Tatsuya réalise avec Septembre 1923 son premier film de fiction, inspiré par un drame méconnu de l’histoire du Japon, à savoir le lynchage de neuf personnes dans le village de Fukuda, dans les jours chaotiques qui ont suivi le séisme du Kanto. Un film présenté au festival Kinotayo.

La grande et la petite histoire ne sont jamais loin dans les films de Mori Tatsuya. Habitué des documentaires et ancien journaliste pour la télévision, Mori a abordé des sujets politiques et controversés, comme la vie des adeptes de la secte Aum Shinrikyo (notamment responsable de l’attaque mortelle au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995) dans A et A2, la préfecture de Fukushima post-séisme dans 311, la supercherie d’un compositeur sourd à succès dans Fake ou un certain état du journalisme nippon dans I -Documentary of the Journalist. Pour Septembre 1923, Mori s’attaque à un événement encore nié ou révisé par une partie de la classe politique japonaise : le massacre du Kanto. Dans les jours qui ont suivi le séisme de 1923, les autorités ont profité du chaos ambiant pour commettre des assassinats politiques (à l’encontre de militants socialistes ou anarchistes, dont Osugi Sakae et Noe Ito, comme le montre Eros+Massacre de Yoshida Kiju) et pousser la foule à lyncher des Coréens, faussement accusés de pillages, d’incendies et de meurtres.

Mori prend le cas particulier du village de Fukuda où neuf Japonais (dont une femme enceinte) ont été lynchés par la foule car suspectés d’être des Coréens. Ce film choral met en avant plusieurs typologies de personnages, emblématiques de l’époque : un groupe de vendeurs ambulants burakumin (des Japonais considérés comme inférieurs depuis l’époque féodale), un intellectuel socialiste désabusé, un maire du village vaguement socialiste mais pleutre, une amicale d’anciens militaires qui fantasme un Japon belliqueux et tout-puissant, un militant socialiste, un rédacteur en chef de journal soumis aux mensonges du gouvernement, une journaliste idéaliste… et les nombreux habitants de Fukuda : des gens de peu qui travaillent la terre. Il y a beaucoup de coupables parmi ces personnages, poussés au crime par la rumeur, l’idéologie ambiante, le racisme ou une haine plus ou moins enfouie. Des raisons classiques et banales, à toute époque. Car revenir sur ce drame 100 ans plus tard, c’est bien sûr aussi parler des conflits actuels. L’histoire (avec sa petite hache) est un éternel recommencement.

Présent au festival Kinotayo, Mori Tastuya a accepté de répondre à nos questions.

Septembre 2023 a été réalisé à l’occasion du centenaire du massacre du Kanto. L’histoire traite spécifiquement du lynchage de neuf personnes à Fukuda (aujourd’hui Noda). Comment avez-vous eu connaissance, spécifiquement, de ce lynchage ?

Il y a une vingtaine d’années, j’étais journaliste pour la télévision et j’étais toujours à la recherche de nouveaux sujets. J’ai entendu que dans la ville de Noda dans la préfecture de Chiba, les habitants érigeaient un monument commémoratif mais je ne comprenais pas pour quelle raison. Je suis allé là-bas mais les habitants ne me répondaient pas vraiment, ils étaient gênés. J’ai quand même compris que pendant le massacre du Kanto, des Japonais avaient été tués lors d’un lynchage. Cette histoire méritaient d’être racontée dans les médias. Ça a été le déclic.

On peut comprendre que ce massacre, permis par les autorités, ait été nié à l’époque où le pays agissait comme un empire militaire en Asie. Mais 100 ans plus tard, le massacre est encore nié par des membres du Parti libéral-démocrate. Quel est l’intérêt des autorités à nier ces massacres ?

Le Parti libéral-démocrate, qui est au pouvoir, est un parti conservateur. Et ceux qui le soutiennent sont aussi des conservateurs. Ils croient que le Japon, à l’époque, voulait libérer les pays asiatiques. C’est pour cela qu’ils ne parlent jamais de colonisation. Ils modifient l’histoire pour cacher certains événements. Cela ne concernent pas uniquement le massacre des Coréens, il y a aussi les ianfu, ces femmes victimes d’esclavage sexuel par l’armée japonaise, ou le massacre des Chinois à Nankin. Le gouvernement a tendance à cacher ces faits ou à les nier. Le ministère de la Culture suit cette tendance pour faire disparaître ces événements des manuels scolaires. C’est un cercle vicieux.

Votre film a-t-il suscité un traitement médiatique sur ce massacre ?

Le film est sorti en salles en septembre 2023. Avec mon producteur, on se disait que les médias n’allaient pas en parler mais dès le mois de juillet, nous avons reçu beaucoup de demandes d’interview. Il y a eu des articles et des reportages télévisés, même sur NHK qui a réalisé une émission de 30 minutes sur ce sujet.

Tatsuya Mori September 1923

On vous connaît pour vos documentaires sur des sujets contemporains : A et A2 sur la secte Aum Shinrikyo ou 311 sur les conséquences du tsunami du 11 mars 2011. Vous auriez pu réaliser un documentaire sur ce massacre en interrogeant des historiens, des archivistes ou des personnalités politiques. Pourquoi avoir privilégié la fiction ?

Au départ, je pensais réaliser un reportage pour la télévision, un format de 10 à 15 minutes. Mais pour réaliser un film documentaire adapté au cinéma, il fallait un format de 1h ou 1h30. Ce n’était pas possible d’atteindre cette durée parce qu’il y a très peu d’archives et pas de témoins vivants. La fiction était donc plus appropriée.

On dit parfois que pour traiter un sujet particulièrement dramatique, la fiction est plus efficace et vectrice d’émotions qu’un documentaire, jugé plus « froid » et « distancié ». Êtes-vous d’accord avec ça ? 

Comme théorie générale, c’est possible. Mais chaque documentaire crée sa propre distance avec le sujet qu’il traite. On peut être plus ou moins impliqué par son sujet.

Parmi les personnages de votre film, on trouve la figure du journaliste, avec un rédacteur en chef aux ordres du pouvoir, et une journaliste au service des faits. La responsabilité des journalistes est déjà abordée dans vos documentaires, notamment dans votre documentaire sur la journaliste Mochizuki Isoko. Je n’ai pas vu ce documentaire : qu’y voit-on exactement ?

Mochizuki Isoko est une journaliste qui se démarque des autres journalistes et qui s’est faite connaître en posant beaucoup de questions franches lors des conférences de presse. Ce que n’osent pas les autres journalistes. Certains la conspuent, d’autres la soutiennent. Je pense que le travail du journaliste est de surveiller le pouvoir. Mais j’ai l’impression que beaucoup de médias n’ont pas ce pouvoir. C’est pour cela que j’ai réalisé ce documentaire sur Mochizuki Isoko.

Vous-même, êtes-vous encore journaliste ?

J’ai quitté le journalisme TV il y a plus de dix ans mais je suis régulièrement sollicité pour m’exprimer sur des sujets comme la secte Aum Shinrikyo ou la peine de mort.

On constate aujourd’hui le succès d’ « influenceurs » qui pèsent dans l’information en ligne, souvent pour défendre des idées populistes. Y a-t-il ce genre d’influenceurs au Japon ? 

Au Japon, il y a une tendance à ne pas afficher publiquement ses opinions politiques. Il y a des influenceurs mais ils ne parlent pas directement de la politique. Ou alors, c’est rare mais cela peut avoir son importance sur les votes lors d’élections.

Influencent-ils le traitement médiatique « mainstream » qui a tendance à se « droitiser », par idéologie ou quête d’audience ?

Il y a un cas intéressant et assez récent. En septembre, le gouverneur de la préfecture de Hyogo a dû démissionner à la suite de plaintes pour harcèlement moral. Les médias traditionnels l’ont beaucoup critiqué. Une nouvelle élection a eu lieu et le gouverneur a été réélu, notamment grâce à un fort soutien sur les réseaux sociaux. Cela a été commenté comme une défaite des médias traditionnels face aux réseaux sociaux.

Avez-vous un projet cinématographique en cours ?

Je travaille sur un documentaire depuis cinq ans, il a été momentanément interrompu à cause de la crise sanitaire. Je ne peux pas vous dire le sujet exact mais cela concerne le journalisme. Je veux aussi continuer dans la fiction. Personne ne me croit quand je dis ça, mais j’aimerais bien tourner un film d’horreur.

Pour terminer, nous demandons toujours aux personnes avec lesquels nous nous entretenons de nous dire une scène de cinéma qui les a marqués ou leur a donné envie de faire du cinéma.

Il y en a beaucoup. Lorsque j’avais 16 ans, je suis allé dans une salle de cinéma pour la première fois voir Easy Rider de Dennis Hopper et The Strawberry Statement de Stuart Hagmann. Avant cela, je regardais uniquement des films de kaiju, d’animation ou recommandés par le ministère de la Culture. Beaucoup de films du Nouveau cinéma américain sont critiques vis-à-vis du gouvernement, ça m’a sans doute un peu influencé. Et aussi La Nuit américaine de François Truffaut et Midnight Express d’Alan Parker.

Propos recueillis par Marc L’Helgoualc’h

Traduction : Megumi Kobayashi.

Remerciements à toute l’équipe de Kinotayo