Le cinéaste, A-Liang « Elvis » Lu, est de retour chez lui à Taïwan, avec A Holy Family, en salles dès aujourd’hui grâce à Tangente Distribution. Il profite de son statut d’artiste et désormais d’étranger à sa propre famille pour en filmer les fêlures, et les péripéties du quotidien comme des litotes de la situation d’une famille moyenne de l’Ile de Formose.
Après 20 ans d’absence, le réalisateur A-Liang revient auprès de sa famille qui vit dans une zone rurale reculée de Taïwan. Il filme au jour le jour ces retrouvailles, bien décidé à les confronter aux superstitions qui semblent guider leurs vies – en particulier leur croyance obstinée dans les pouvoirs de médium du grand frère. Il réalise peu à peu que son départ est, lui aussi, une plaie béante pour sa famille…
Le cinéaste capte la vie au rythme des cycles du vivant. La culture et l’agriculture sont donc au centre des intérêts de la famille. On pourrait même dire l’aigriculture dans le portrait que brosse le cinéaste de sa propre famille piégée dans des impératifs aliénants. Le père joue car c’est désormais le sel de son existence ; la mère se consacre aux divinités à moins que ce soient ces dernières qui la possèdent ; le frère, lui, tente de faire le lien (c’est le médium) entre tous. Le neveu est un double du frère, une version juvénile. Un plan sur la table où ils se réfléchissent ensemble. La solitude des membres de la famille éclate à celui qui ne semble plus en faire partie durant la première heure. Le cinéaste se met à la hauteur de ses sujets qui renvoient, en quelque sorte, sa lâcheté de ne pouvoir se livrer qu’à travers ce dispositif comme ce gros plan sur le visage de sa mère assise en train de soigner ses crampes. Il se met même à la hauteur des plantes dans le champ. Ce dispositif libère la parole dans la famille et fait petit à petit revenir les images manquantes d’une vie séparée. Il permet aussi aux membres de la famille d’affronter le miroir que leur tend le fils par son retour, un miroir brisé. Les captations de la famille au travail, leur corps qui portent les stigmates et les maux de l’âge comme de la fatigue, cette captation minutieuse renvoie au réalisateur son statut d’immobile, de passif, dans la vie de la famille. Comme sa caméra qui est souvent plantée là pour capter les corps dans les entrebâillements du foyer familial, la place d‘Elvis Lu est celle d’un enregistreur, un pur regard sans corps. Ce contraste que révèle le dispositif incarne aussi la violence du fossé qui sépare désormais l’artiste de ses semblables.
Mais l’œuvre n’est pas légère en analogie. L’inondation qui ruine le champ du frère provoque un débordement de la parole et des émotions de la famille. Les traces du temps et les ellipses de la captation sont signalées par la récolte du frère et le temps de l’œuvre devient le temps des récoltes comme si nous revenions aux origines même de la culture dont le cinéaste tire son art. Les Taïwanais voient souvent leur rapport à la tradition comme positif et conservateur d’une culture qui n’a pas connu de rupture, contrairement à celle de la Chine continentale. Le cinéaste en montre le versant plus aliénant. Dans les recoins de l’appartement, il met en avant les cadres de portes et les jeux entre premier et second plan. C’est aussi un rapport au monde fataliste qui nous est montré : dans les cycles du monde, parfois, les individus se retrouvent piégés dans leur individualisme. Surcadrés, décadrés, esseulés, c’est le regard d’un fils sur ses parents, d’un frère sur son frère. Pourtant, il n’y a pas de cynisme ou de cruauté dans l’esthétique que déploie le cinéaste, la porosité du rôle de metteur en scène avec ses rôles familiaux irrigue l’œuvre d’une mélancolie insondable.
Néanmoins, le cinéaste ne parvient pas toujours à faire quelque chose de pertinent dans la captation d’un trivial qui se voudrait symptomatique du délitement et de la nostalgie d’une fin de vie comme de la fin d’une famille. Reste ce plan de train qui nous indique la mort de la mère, puis celui du cinéaste et de sa mère dans ce même train. Comme si le temps et le cinéma étaient incarnés dans cette machine de défilement qui mène à l’éternité. Celle faite de la me(è)r(e) et du soleil. Il se peut que le cinéaste ait épousé la tradition chinoise malgré lui tant cette symbolique est celle de la déesse primordiale Guanyin, à laquelle la mère se referait durant l’œuvre. Dans le revers de cette idée, les photos ne font que surligner la part la plus touchante tout en révélant les limites de la démarche. Le cinéaste fait un album de famille, et malheureusement, le spectateur se voit relégué à la place délicate d’invité voire de voyeur. C’est peut-être aussi le nœud de ce geste étrange. Etranger à sa propre famille, le cinéaste ne peut qu’en être le triste spectateur.
Kephren Montoute
A Holy Family de A-Liang « Elvis » Lu. Taïwan. 2022. En salles le 27/11/2024