Dans le cadre de son focus sur l’animation coréenne, en partenariat avec la Korea Creative Content Agency, le Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) a cette année choisi de présenter l’étonnant Padak de Lee Dae-hee, dessin animé d’horreur sous forme de drame carcéral musical aux protagonistes mignons, sorti en Corée en 2012.
Padak, jeune maquerelle voyageant avec son banc au large de la Corée, se retrouve un jour prise dans des filets. Prisonnière de l’aquarium d’un restaurant de poissons, entourée par des congénères nés en captivité qui ne cherchent qu’à retarder l’inévitable, elle décide de tout faire pour s’évader et rentrer chez elle.
Devant l’affiche et le résumé, on pourrait s’attendre à une variation pixarisante sur Le Monde de Nemo ; ce serait une terrible erreur. En effet, malgré l’esthétique en apparence enfantine, il s’agit d’un film destiné à un public plus âgé, ce que trahit secrètement son titre. Padak, ce n’est pas un nom, c’est l’onomatopée du bruit que fait le poisson hors de l’eau, tentant en vain de rejoindre la mer : 파닥파닥, le titre original, c’est le redoublement de ce geste fou mais inutile.
Dans ce dessin animé, la mort plane, toujours concrète, le poisson est prêt à dévorer l’autre poisson plus faible, le personnage le plus innocent n’est jamais à l’abri du sort le plus cruel. Dans l’aquarium du restaurant, un microcosme malsain s’est constitué entre les poissons prisonniers : un congre, utilisé avec brio pour sa présence menaçante, anime un jeu sadique où « le Maître », poisson plat désenchanté, supposément garant des secrets maritimes, pose des énigmes, dont le perdant sera partiellement dévoré par le vainqueur. C’est aussi ce Maître, d’autant plus patibulaire qu’il possède un faciès réaliste de poisson plat, tapi dans une trappe sous l’aquarium, qui se charge d’assassiner les poissons mourants qu’on donne à manger à nos poissons d’élevage. C’est un trope bien connu que les poissons sont les animaux pour lesquels on a en temps normal le moins de compassion : on leur laisse leur apparence première, peu faite pour exprimer la terreur ou la souffrance, et ils peuvent devenir la proie de sympathiques animaux anthropomorphes sans traumatiser les enfants. Ce n’est vraiment pas le choix esthétique que fait Lee Dae-hee ; on est frontalement confronté au fait que, si on accepte le postulat que nos protagonistes sont pensants, c’est aussi le cas des poissons qu’ils dévorent. On croyait voir un film sur les aventures héroïques de Padak cherchant à rentrer chez elle, on est en fait face à une fabrique du monstre violente et terrifiante.
Par moments, le film s’autorise des fuites musicales : le temps d’une chanson, on passe de l’animation 3D à l’animation traditionnelle, avec des jeux de variations graphiques et de stylisation. Mais plus le film avance, plus ces passages se retrouvent eux aussi contaminé par l’horreur ambiante. Dans ce monde désespéré, on ne survit qu’en mimant la mort (pour donner l’impression que le poisson n’est pas frais), et seul le congre semble trouver son compte – c’est d’ailleurs lui qui portera la villain song du film. Au fur et à mesure, on découvrira que même le Maître n’est pas simplement un sorte de kapo qui, par le mensonge et les semi-vérités, règne en despote sur plus terrifié que lui, mais qu’il est lui-même la victime d’un traumatisme, qu’il est devenu monstrueux à force de ressasser une bienveillance qu’il ne pourra jamais rembourser. Le film est par moment étonnement nuancé, l’héroïne connaitra elle aussi un moment de monstruosité dans une scène qui semble en partie destinée à faire hurler les amateurs de Pixar, et la fin heureuse est sans doute l’une des plus horriblement inattendues qu’on puisse imaginer dans un dessin animé, toute emprunte d’ironie tragique. Certaines scènes du dernier acte sont véritablement des scènes de film d’épouvante, avec des corps déformés sous les plaies et une fatalité de plus en plus présente… La conclusion du film n’en parait que plus ironique.
Esthétiquement, le film montre une allure un peu étrange ; initialement, le réalisateur souhaitait avoir recours à l’animation traditionnelle, mais a dû y renoncer pour des raisons de budget, la réservant aux passages musicaux. Les poissons sont à la fois réalistes et expressifs, alors que les humains ont surtout l’air un peu inquiétants (en pleine vallée dérangeante, ce qui, finalement est cohérent avec ce que raconte le film). Le réalisateur a travaillé dans un restaurant de poisson pour se préparer au film, et c’est visible à l’écran : on retrouve les clients qui changent leur commande alors qu’on est déjà en train de tuer un poisson à leur demande, l’insensibilité des enfants qui veulent jouer avec les poissons, la façon dont on se permet de jouer avec les corps morts, mais aussi des traits propres aux différents types de poisson ; ainsi, les maquereaux avancent tout droit, ce qui explique que Padak fonce sans discontinuer contre la vitre de l’aquarium pendant de longues minutes, comme le ferait un maquereau pêché en mer, confronté pour la première fois à une vitre. Dans une société aussi piscivore que la Corée, certaines scènes pourraient pousser au véganisme. La dernière image de l’héroïne est à la fois complétement triviale, et reproduit des comportements observés par le réalisateur, et à la limite de l’insoutenable si on reste dans l’empathie pour les personnages, dans un terrible jeu d’humour noir.
Pour des raisons évidentes, le film a eu une distribution compliquée, sa distribution internationale s’est même très curieusement faite sur Steam, la plateforme de distribution de jeux vidéo. En allant encore plus loin que Nous les chiens il y a quelques années, Padak nous permet en attendant de constater que l’animation coréenne se permet de mélanger parfois une prémisse en apparence destinée à un jeune public et des sujets plus complexes (la frontière avec la Corée du Nord et le sort des chiens errants dans Nous les chiens, le rapport à la vie animale ici), même si le budget oblige à faire des choix stylistiques qui peuvent rendre ces films encore plus clivants. Le réalisateur lui-même, en redécouvrant son film, a plaisanté sur le fait qu’il ne se souvenait pas qu’il avait une vision si noire du monde à l’époque, mais affirme qu’il s’est apaisé. On est en tout cas très curieux de découvrir son nouveau film, actuellement en production, a priori lui aussi destiné à un public qui cherche une animation qui ne soit pas forcément accessible aux enfants.
Florent Dichy.
Padak de Lee Dae-hee. Corée du Sud. 2012. Projeté au FFCP 2024.