Carlottta Films sort en édition Blu-Ray le film Confidentiel – Marché sexuel des filles de Tanaka Noboru, captivant Roman Porno de la Nikkatsu qui, sous les codes du genre, observe une condition féminine marginale et rebelle.
Prostituée de dix-neuf ans au caractère bien trempé, Tome vend ses charmes dans les quartiers pauvres d’Osaka. Elle vit avec sa mère, qui exerce la même profession qu’elle, et son frère handicapé mental, seul être qui compte réellement à ses yeux. Afin de ne dépendre de personne, Tome prend la décision de travailler à son compte. Elle va pour cela devoir faire face aux menaces des souteneurs et de la concurrence…
Confidentiel – Marché sexuel est une œuvre s’inscrivant dans le courant du Roman Porno, productions érotiques du studio Nikkatsu qui entama ce virage à l’orée des années 70 afin d’enrayer la crise de spectateurs. Cependant, le choix du noir et blanc, la veine austère et arty du film rappelle davantage le cinéma Pink, première vague érotique du cinéma japonais des années 60 qui était plus explicitement politisée et expérimentale sous la férule de cinéaste comme Wakamatsu Koji, Adachi Masao… Tanaka Noboru, qui débuta au sein de Nikkatsu en tant qu’assistant de quelques fameux francs-tireurs tel Suzuki Seijun ou Imamura Shohei, se situe en partie dans ce sillage. Néanmoins, si la forme diffère de ses films les plus célèbres au sein du studio, pour le fond, Tanaka fait montre d’un grand intérêt pour la condition féminine et notamment la figure de la prostituée. Le réalisateur apparaît comme une continuité d’un Mizoguchi Kenji par exemple, mais Confidentiel est aussi, par son regard social, une manière de poursuivre l’image rebelle et anticonformiste que pouvait avoir la prostituée dans le Japon d’après-guerre.
Le film joue constamment sur ces deux tableaux, la prostituée apparaissant à la fois comme un être brutalisé sous le joug des hommes dans une pure touche mélodramatique, mais aussi une marginale libre de ses choix, loin des carcans de la société capitaliste. Le casting du film représente un peu ces directions contradictoires. Seiri Meika incarnant Tome, l’héroïne farouche, traîne un passé sulfureux puisqu’avant d’entamer sa carrière d’actrice (dans du cinéma érotique ou des productions plus célébrées comme Le Cimetière de la morale de Fukasaku Kinji, L’Empire des sens de Oshima Nagisa), elle fut une réelle travailleuse du sexe et hôtesse de bar. Malgré son jeune âge, elle dégage un certain vécu et quelque chose de précocement abimé qui fait transpirer une vraie authenticité à son personnage. A l’inverse, Hanayagi Genshu jouant la mère de Tome est une intellectuelle et militante féministe célèbre au Japon.
Dans le cadre du récit, Tome tente dans son activité de prostituée de s’affranchir de la tutelle des hommes et de ne pas avoir de proxénète, malgré l’insistance violente de certains à occuper cette position. Cette soumission apparaît au contraire comme une fatalité et un conditionnement social pour d’autres femmes, telle la mère de Tome ou Fumie (Miyashita Junko). La première s’avilit par pure dévotion à un amant qui la trompe, et Fumie ne semble pouvoir exister sans que l’autorité passive ou violente d’un homme s’impose à elle. Le traitement des scènes de sexe par Tanaka est en adéquation avec cette caractérisation. Tome s’y montre passive, détachée et ne semble qu’effectuer froidement son « métier », sa mère est au contraire la plus active et agitée pour satisfaire son client, alors que Fumie est plus ambiguë en subissant totalement les assauts masculins tout en y trouvant un plaisir discutable, résultat de ce conditionnement.
L’histoire se déroule à Osaka et plus précisément dans le quartier de Naniwa, refuge des marginaux et populations démunies dont les burakumin et Zainichi coréens. Le noir et blanc dominant l’ensemble du film semble donc représenter l’impasse sociale de cet environnement pour les personnages féminins, qu’ils assument ou subissent leur condition. On pense à la réflexion qu’eut un Ettore Scola quand il réalisa son célèbre Affreux, sales et méchants (1976), à savoir que la dégénérescence d’un environnement déteint naturellement sur ses habitants et les entraînent dans un mimétisme, une spirale d’avilissement difficilement surmontable. Cela s’observe ici par la promiscuité sexuelle dérangeante, les relents d’inceste au sein de la cellule familiale, et la rivalité mère/fille tant charnelle que professionnelle où l’amant et le client s’intervertissent entre elles. Tanaka renoue ainsi avec la boussole morale incertaine d’un Imamura Shohei dont les personnages étaient tout autant affranchis des codes de bienséance dans des œuvres comme La Femme insecte (1963) ou Profond désir des dieux (1972).
S’il n’expose pas le pan presque joyeux de ces métiers du sexe comme il pouvait le faire dans son Nuits félines à Shinjuku (1972), Tanaka Noboru montre néanmoins que la condition de ses personnages repose autant sur des maux sociétaux (sexisme et conditionnement évoqués plus haut) que sur une marginalité assumée. Lorsque le film passe en couleur durant les dernières minutes, c’est pour montrer un aperçu de la vie urgente, moderne et « normée » que représente l’urbanité plus opulente d’Osaka. Cet instantané de réalité rappelle justement la scène finale de Nuits félines à Shinjuku montrant le décalage entre la fin de nuit des travailleuses du sexe et le début de journée des travailleurs ordinaires. Ce bref saut dans la normalité se solde par une perte tragique pour Tome, qui refuse la possibilité offerte de se fondre parmi le commun, et choisit de rester sur ses terres. Toute la dualité du propos repose d’ailleurs sur l’analogie faite plusieurs fois dans l’histoire entre la nature d’objet soumis de ces prostituées (la récurrence de la poupée gonflable), et la manière dont Tome endosse joyeusement et volontairement ce statut durant l’une des dernières scènes.
BONUS
Un entretien (21 min) avec Stéphane du Mesnildot, spécialiste bien connu du cinéma japonais. Il revient sur la carrière de Tanaka Noboru, les spécificités formelles (même s’il juge son style pas forcément immédiatement identifiable) et surtout thématique, et la manière dont elles s’insèrent dans Confidentiel – Marché sexuel des filles. Il différencie le film de ses travaux suivants plus connus dans le Roman Porno, avec une portée expérimentale et naturaliste plus prononcé le rapprochant du cinéma Pink des années 60. Il évalue la portée sociale du film dans son inscription topographique dans Osaka et sa description des travailleuses du sexe, et revient également sur le casting en reflétant la portée intellectuelle et authentique. Un bonus riche d’informations pour un propos concis et passionnant.
Justin Kwedi
Confidentiel – Marché sexuel des filles de Tanaka Noboru. Japon. 1974. Disponible en Blu-Ray le 20/08/2024 chez Carlotta Films