Carlotta Films ressort en salles cette semaine six classiques de Kurosawa Akira en versions restaurées 4K et 2K. On revient sur Les Bas-fonds, fable sociale poignante et tourmentée.
Dans les bas-fonds d’Edo, à l’écart du reste de la ville, se dresse une auberge miteuse tenue par l’avare Rokubei et sa femme Osuji. Une dizaine de personnes vivent dans cette cour des miracles, parmi lesquelles un acteur raté, un ancien samouraï, une prostituée et un voleur. Un jour, un mystérieux pèlerin débarque dans ce lieu de misère. À son contact, les habitants de l’auberge se mettent à rêver et à croire en de jours meilleurs…
Les Bas-fonds participe au corpus d’œuvres où Kurosawa Akira s’interroge par le prisme social sur la condition humaine. Le réalisateur s’était jusque-là reposé sur des œuvres au contexte marqué, à la charpente narrative fortement structurée et inventive. Les Bas-fonds, pour faire viscéralement ressentir la spirale éternelle de l’échec et du malheur de ses personnages, adopte au contraire un rythme volontairement plus laborieux une avancée flottante qui préfigure (entre autres points) son Dode’s Kaden (1970). Ce questionnement social et cette vision humaniste s’inscrivaient précédemment dans une dimension de conte dans Rashômon (1950), ou dans un genre spécifique avec le polar de Chien enragé (1949), la fable moderne de Vivre (1952) ou encore la fresque épique de Les Sept samouraïs (1954). Les Bas-fonds est une adaptation libre de la pièce éponyme de Maxime Gorki, la seconde au cinéma après celle de Jean Renoir en 1936. Contrairement à cette dernière qui conservait les noms et un cadre lointainement russe, Kurosawa transpose sa version à l’ère Edo et fait partie des classiques littéraires européens qu’il s’est appropriés en choisissant un cadre historique strictement nippon. On avait eu précédemment L’Idiot (1951) d’après Fiodor Dostoïevski, il y aura par la suite Le Château de l’araignée (1957) et Ran (1985) adaptant MacBeth et Le Roi Lear de William Shakespeare.
Ce cadre historique n’existe cependant ici que pour appuyer une période de profondes disparités sociales locales avec l’ère Edo, mais le dispositif du film estompe toute volonté de réalisme appuyé par rapport à ce contexte. Kurosawa assume pleinement l’origine théâtrale de son scénario, par le minimalisme de ses décors se réduisant presque à deux, soit la baraque réunissant les protagonistes et la cour extérieure. Il en va de même quant à la narration, avec la construction significative en actes, et la manière dont les personnages entrent et sortent du champ comme ils le feraient d’une scène. La mise en scène renforce cette impression avec ces panoramiques gauches et droites suivant les déambulations de son groupe dans ce décor austère. La note d’intention était claire dès la scène d’ouverture où depuis les hauteurs, un groupe d’enfant déverse des ordures sur ce qui s’avèrent être les demeurent insalubres des héros. Le mouvement de caméra traduit cette nature de fosse, et fait ressentir avant de les voir que les habitants de cet espace sont la lie de la société, les damnés de la terre.
On retrouve l’ensemble des protagonistes de la pièce, en partie réduits à des archétypes à cause de l’assignation sociale et géographique qu’induit leur statut : le propriétaire, le vieil acteur, le voleur, l’ouvrier, le policier, l’ancienne prostituée auxquels Kurosawa ajoute des spécificités japonaises comme un samouraï déchu. La seule manière d’échapper à la caricature dans laquelle les ont enfermé les drames de leur vie passée repose sur la parole sage d’un vieux moine pèlerin (Hidari Bokuzen). Son bagout, son calme et l’optimisme de sa vision du monde contaminent progressivement ses compagnons d’infortunes auxquels il tenter de faire comprendre que le monde ne se réduit pas à cet espace commun crasseux, que la vie n’est pas faite que de beuveries grotesques, de petits larcins, pour peu que l’on accepte de rêver à mieux.
Apaisant la fin de ceux pour lesquels tout est fini (la femme mourante du rétameur), rapprochant les amoureux, le voleur Sutekichi, (Mifune Toshiro) et la jeune Okayo (Kagawa Kyōko), écoutant et acceptant les confessions fantasmées de la prostituée Negishi Akemi, désespérément en soif d’amour, le pèlerin n’est pas la solution aux problèmes, mais l’invitation à prendre un autre chemin, ce que ses interlocuteurs seront capables de faire ou pas. Entre profond désespoir, hystérie totale et sursauts d’humour détonants, Kurosawa livre un objet dont la finalité désabusée ou optimiste est inclassable, insaisissable comme la vie elle-même. Les personnages sont parfois conscients d’être les jouets d’un destin capricieux avec lequel s’amuse le dispositif du film, tel un moment intense à la suite duquel l’assemblée s’exclame hilare « Quelle scène » et déclare « Fin du premier acte ». La profonde noirceur de l’épilogue, et la manière dont le groupe restant vit un ultime drame, illustrent cela. Quitte à sombrer, autant le faire sous les rires et les verres de saké.
Justin Kwedi.
Les Bas-fonds de Kurosawa Akira. 1957. Japon. En salles le 21/08/2024