Après une sortie en salles, la France accueille en coffret Collector The Host de Bong Joon-ho, en version restaurée grâce à The Jokers Films. L’occasion de redécouvrir un chef-d’œuvre de film de monstre, protéiforme, qui dialogue avec virtuosité entre les genres. Dix ans avant le succès retentissant de Parasite, le maître coréen n’avait déjà plus rien à prouver. Film de Rohan Geslouin ; Bonus de Romain Leclercq.
À Séoul, alors que Park Gang-du, vendeur au caractère immature, travaille au bord de la rivière dans un petit snack où il vit avec sa fille unique et adorable Hyun-seo, ainsi que son père Hee-bong, sa sœur Nam-joo, une championne ratée de tir à l’arc, et son frère Nam-il, un diplômé au chomage, la foule assiste à un curieux spectacle qui ne tarde pas à déclencher une incroyable hystérie, la panique : une créature monstrueuse, immense et inconnue, surgissant du fond de la rivière ne fait que piétiner et attaquer les pauvres innocents, en détruisant tout sur son chemin. Gang-du essaie de se sauver avec sa fille, mais il la perd au cœur de la foule apeurée et la voit soudain se faire enlever par ce monstre qui part ensuite avec elle au fond de la rivière
The Host est un film de monstre qui peut se prendre de bien des manières tant il a de choses à nous raconter, notamment sur le plan politique. Pourtant, c’est d’abord sur le plan physique que nous allons commencer avec cette œuvre. En effet, Bong Joon-ho manie l’art du mouvement comme personne, un sens du mouvement véritablement palpable qui nous embarque dans un film d’action incarné dans sa physicalité. En témoigne parfaitement dans ses scènes de courses le premier plan-séquence qui nous présente la bête. Il filme de profil la foule qui fuit dans une hystérie collective, dont la course est mise en relief par un jeu avec différentes lignes de plan horizontales/obliques (berge, fleuve Han, pont, autres groupes de personnes). Chaque spectateur devient alors partie prenante de cette fuite car il en ressent charnellement la teneur. Dans une certaine mesure, on pourrait presque dire que le travail sur le mouvement se rapprocherait de celui d’une bande dessinée. Pourquoi ? Car la sensation de mouvement ne réside pas tant dans le mouvement en lui-même de ce qui se meut à l’écran que dans la composition du plan, de sa case. On mettrait le film sur pause que l’on en ressentirait encore le mouvement tellement ses plans sont bien pensés. Ce sentiment de réalisme mécanique est accru par la conception d’une bestiole au pas bourru et maladroit. Chacun de ses mouvements est travaillé pour la rendre crédible alors que le budget en effets spéciaux est limité autant que compté. La bête titube, se balance, se faufile, elle vit quoi ! La matérialité est ce qui donne le sel du cinéma de Bong Joon-ho et de manière plus évidente encore dans The Host. Il n’a jamais peur de jouer avec la matière. Il pleut à torrents, les personnages sont sales de boue et de sang, les lieux poisseux ; nous côtoyons les déchets, et suffoquons sous du gaz. En somme, un cinéma incarné et ancré. Cette matérialité de son cinéma couplée à un sens du rythme et de l’écriture, fait que l’on est tenu en haleine pendant presque deux heures de film. On vit à l’unisson avec ces personnages sur les berges du fleuve Han.
Outre ses qualités formelles d’excellent film de monstre, The Host se caractérise sans surprise, lorsque l’on est familier de la filmographie de son réalisateur, par un discours politique et social. Alors que la Corée du Sud se présente comme un pays qui a su se relever de ses guerres intestines, de ses dictatures, se moderniser, se démocratiser et relever son économie, Bong Joon-ho n’hésite pas à montrer ceux qui sont restés en marge de cette transformation. Précaires, sans domicile, sans emploi, jeunesse étudiante à l’avenir nuageux peuplent son métrage. Il ne se contente pas non plus d’en faire de simples éléments de décor à son film d’action car la drôle de famille que l’on suit en est les représentants. Drôle de famille dans le sens où on est bien loin de ce que pourrait être une famille modèle et héroïque telle qu’on pouvait l’attendre dans un tel récit. Ils sont tous imparfaits et plus ou moins marginaux. Les membres de cette famille, principalement masculins, ne sont pas les gagnants de cette modernisation économique de la Corée. Ce qui les écrase et les met à mal, ce n’est au final pas tant le monstre qu’ils ont à affronter que la société dans laquelle ils évoluent, et les mécanismes du capitalisme. Le monstre est la progéniture, le rejeton, une personnification même des maux engendrés par ce système. Nous pouvons en tenir pour argument la construction scénaristique même du film, où chaque obstacle auquel doivent faire face les protagonistes, dont le monstre lui-même, viennent de la société elle-même, incarnée dans les corps militaires, politiques, médiatiques et scientifiques. Plus encore, le modèle social que critique et dépeint Bong Joon-ho est un modèle capitaliste à l’américaine. Le film a notamment été taxé d’anti-américanisme étant donné que les Américains peuvent être considérés comme les vrais antagonistes du film. Le cinéaste tient en quelque sorte les Américains comme responsables du système économique et social développé en Corée du Sud. Un système qui en viendra à broyer les personnages du film… dont l’apogée se trouve dans ce final doux et amer comme le réalisateur sait si bien les faire. Doux et amer, car en bon marxiste, il est lucide et pessimiste sur le monde contemporain, mais garde un certain optimisme vis-à-vis de l’avenir. En atteste l’enfant à la rue recueilli par Park Gang-du à la fin de The Host.
Ce qui donne du liant et de la teneur au film est sa capacité à naviguer entre les genres, qui est souvent le cas dans le cinéma coréen, et pas que chez Bong Joon-ho. Nous passons assez aisément du comique au drame familial, du propos politique à l’adrénaline d’un survival. Dans The Host, ce mariage des genres est fait avec une remarquable maîtrise, et le résultat est harmonieux. Un savoir-faire que l’on retrouvera dans ses œuvres suivantes comme Okja et Parasite.
Plus qu’un excellent film de monstre, The Host est un film éminemment sociopolitique. Un chef d’œuvre de cinéma dans une filmographie sans fausse note. En attendant avec impatience Mickey 7, son nouveau projet, cette ressortie est plus que bienvenue.
BONUS
L’éditeur gâte les amoureux du film et offre une édition collector digne de ce nom, avec une mine de trésors pour découvrir l’envers du décor et rendre hommage au travail titanesque abattu par Bong Joon-ho et l’ensemble de son équipe.
Avant de plonger dans les différents documentaires présents sur les disques, notons que le box set cartonné illustré par l’artiste Madison Coby est de toute beauté, un écrin qui tranche de fort belle manière avec le tout venant Amaray ou simple fourreau cartonné.
Accolé à l’emplacement des trois disques (Blu-ray, 4K UHD et bonus) se trouve un des éléments phares de cette édition : le storyboard complet du film. C’est un magnifique cadeau qui est fait ici puisqu’il est intégralement traduit en français, ce qui facilite la compréhension des indications plus techniques. Passionnant de bout en bout, à l’image du reste des modules présents sur les disques.
Histoire(s) de famille : sur le premier disque avec le film, en supplément, nous pouvons trouver ce documentaire réalisé par Jésus Castro à l’occasion des 15 ans du film. Dans ce film, le réalisateur retrouve bien entendu Bong Joon-ho, mais aussi Park Hae-il, Go Ah-seong et Byun Hee-bong, qui reviennent le temps sur leur implication et le tournage du film. Pour cause de planning surchargé, Bae Doona et Song Kang-ho manquent cependant à l’appel. Au fil des échanges, le metteur en scène revient sur la complexité de se lancer dans un projet tel que celui-ci dans le cinéma coréen du début des années 2000, la difficulté logistique et technique de l’ensemble, sans oublier les sfx digitaux, éléments les plus délicats à manipuler. On retrouve avec grand plaisir Bong Joon-ho qui, fidèle à sa réputation, fait preuve d’une modestie et d’une simplicité désarmantes, fait part de ses doutes et hésitations lors du tournage, lorsque tout le monde l’encense pour son immense talent de metteur en scène et sa patience. Le documentaire est truffé d’anecdotes (on découvre que Séoul a érigé une statue du monstre dans le parc du fleuve Han), et tous les intervenants semblent sincèrement heureux d’avoir pu participer à l’aventure The Host.
Masterclass de Bong Joon-ho au Grand Rex : en février 2023, le film avait été projeté au Grand Rex en copie restaurée, et à cette occasion, le public français avait eu l’honneur d’assister à une masterclass du metteur en scène, animée par Thierry Frémaux. Les absents ayant manqué cet évènement peuvent désormais s’offrir une séance de rattrapage puisque cette indispensable discussion est présentée ici dans son intégralité. Pendant plus d’une heure, Thierry Frémaux revient avec passion et cinéphilie sur le parcours de Bong Joon-ho qui, en toute modestie et bonne humeur, jette un regard rétrospectif et passionnant sur sa filmographie. On découvre alors un cinéaste cinéphile, qui doit autant à Spielberg qu’à De Palma ou même la Nouvelle vague. Au-delà de The Host, c’est toute sa carrière qui est passée au peigne fin, de ses début avec Barking Dogs, en passant par la collaboration salutaire de Netflix pour Okja, sans oublier son projet Mickey 17, que Frémaux tente de manière hilarante de faire boucler rapidement par son réalisateur pour le caser à Cannes en 2024.
Aux origines de The Host : dans cette vidéo, le cinéaste revient sur la génèse du projet The Host. On apprend que l’idée est venue à Bong Joon-ho alors qu’un jour, étant plus jeune, il imaginait Nessie pointant le bout de son nez dans le fleuve Han, le cinéaste ayant habité plus jeune sur les berges du cours d’eau. Ou comment une idée saugrenue déboule au final sur un chef d’œuvre du film de monstre.
Bong Joon-ho en action : un module plus léger et récréatif puisque l’espace d’un instant, le sujet de la vidéo est l’attitude du metteur en scène sur le plateau. Au travers de souvenirs de l’équipe, techniciens comme comédiens, on découvre un réalisateur exigeant et concentré mais toujours de bonne humeur, à la passion communicative, et surtout un cinéaste qui s’investit physiquement dans les directives données à ses comédiens, quitte à parfois se blesser, au grand dam des producteurs sur le plateau.
Dans la tête du monstre : dans ce documentaire, le spectateur est invité à découvrir un point assez étonnant de la production du film, focalisé sur le monstre. En effet, Bong Joon-ho a mis un point d’honneur à en faire un personnage à part entière, victime de la bêtise anti écologique des hommes. La vidéo jette un regard rétrospectif sur les évènements du film mais du point de vue du monstre. Curieux mais passionnant à regarder.
Tournage au cœur des ténèbres : si l’ensemble des scènes ont été tournées en décors naturels tels que le parc de la fleuve Han ou le gigantesque gymnase servant de chapelle ardente, parmi tous les endroits, il en est un qui n’évoque pas que des bons souvenirs à l’équipe du film : les égouts. Avec beaucoup d’humour et nostalgie, les intervenants se rappellent des instants passés à courir dans des souterrains inondés en compagnie des rats, pour plus de réalisme, accompagnés sur le plateau par une infirmière toujours prête à leur faire leurs vaccins anti polio en cas de blessure.
Rencontre avec Bong Joon-ho : petite parenthèse plus sérieusepuisqu’ici est abordée une des grandes qualités du film, celle d’arriver à délivrer, malgré des apparences de film de monstre, un grand film social. Le metteur en scène revient sur la nécessité d’aborder cette question dans son long-métrage. Il évoque les manifestations et émeutes étudiantes de Séoul, représentées ici par le personnage du frère rebelle et ses cocktails Molotov. Il constate avec amertume qu’encore une fois, au-delà des mensonges gouvernementaux (le virus du monstre n’est qu’un mensonge), ce sont les classes sociales les plus basses qui en feront toujours les frais. Une mise au point éclairée et nécessaire.
La communauté de Weta : dans ce documentaire, le spectateur est amené à revenir sur la collaboration de Bong Joon-ho avec Weta Digital, société devenue internationalement reconnue grâce à Peter Jackson et Le Seigneur des anneaux. On retrouve donc son fondateur Richard Taylor et son équipe débordante d’énergie, tous enthousiastes à l’idée de travailler main dans la main avec le metteur en scène coréen.
La famille Park : un module qui revient sur les principaux membres du casting constituant la famille Park. On découvre que dès l’écriture du script, Bong Joon-ho avait déjà une idée précise des comédiens qu’il allait diriger, à l’exception de Go Han-seong, arrivée plus tardivement suite à un casting pour interpréter la petite fille capturée par le monstre.
De l’animatique au rendu Final : à travers trois séquences clé du film, ces vidéos comparatives permettent de mettre en parallèle la prévisualisation des scènes à effets spéciaux et le résultat final sur l’écran. Les sfx étant extrêmement coûteux, la préparation en amont est indispensable au metteur en scène. Un bonus un peu plus technique mais qui reflète la complexité du projet.
Le Design de la créature & Créer le monstre : deux documentaires passionnants revenant sur la conception du monstre. Sa création est racontée de A à Z, des dessins préparatoires de Bong Joon-ho aux créations en animatronique utilisées sur le plateau. Le metteur en scène partage avec émotion et amusement ses croquis où apparaissent les premiers visuels de la bête, ressemblant alors à un mélange improbable de tamanoir et d’anguille. De fil en aiguille et au gré des intentions du réalisateur, la bête commence à prendre forme, et on découvre un artiste du nom de Jang Hee-chul, dont le génie graphique sera d’une aide précieuse pour le réalisateur lorsqu’il faudra représenter la créature. Par la suite, fidèle à ses premières intentions, Bong Joon-ho va mettre un point d’honneur à donner une personnalité propre et des mouvements désordonnés à son monstre, créature née en mer, aussi dangereuse que pathétique et peu adaptée à la Terre.
Scènes coupées avec commentaire audio : le metteur en scène revient sur des scènes coupées qui, comme la plupart du temps, ralentissaient le film ou se montraient trop redondantes une fois le film monté.
Du storyboard à l’écran : un module comparatif entre le storyboard et le résultat à l’écran. Un parfait complément au storyboard offert en supplément du coffret.
Enfin pour finir, on retrouvera la bande-annonce du film pour la ressortie en 2023. Encore une fois, l’éditeur The Jokers Films fait preuve d’une générosité remarquable pour proposer aux fans du film un somptueux coffret au contenu gargantuesque et passionnant.
The Host de Bong Joon-ho. 2009. Corée du Sud. Disponible en coffret collector limité chez Jokers Films le 20/12/2023