Chef-d’œuvre hanté par le déclin des corps et des esprit, Le Salon de musique (1958) est un des films les plus aboutis de Satyajit Ray. Plus de quarante ans après sa première diffusion en France, il ressort dans nos salles à partir du 25 janvier, grâce au distributeur Les Acacias, dans sa version restaurée.
Dans un espace noir, un imposant chandelier de cristal se balance fragilement tandis que le générique d’ouverture défile sur une musique sombre. La lumière des bougies en son sein vacille et tremble pendant de longues minutes. Le film s’ouvre alors sur le corps allongé d’un homme âgé, silencieux sur le toit de sa demeure. De la musique se fait entendre. Son voisin organise une grande fête pour son jeune fils. Avec une douloureuse nostalgie, l’homme se souvient des fêtes qu’il organisait encore quatre ans plus tôt, pour satisfaire son amour orgueilleux et aristocratique des arts.
Le Salon de musique a une place particulière dans la filmographie de Satyajit Ray. Il s’agit de son premier film après la célèbre trilogie d’Apu, qui lui a offert une renommée internationale. En décidant de s’intéresser au sort des aristocrates désargentés de l’Inde du début XXe siècle, Ray désoriente un public qui le croyait acquis aux causes rurales et sociales, et qui voit dans le film une célébration malvenue d’un monde dépassé. Malgré sa victoire dans la catégorie du meilleur film aux National Awards de 1959, le long-métrage est un échec commercial dans le pays.
Les débuts de Satyajit Ray sont en fait à la source d’un grand malentendu entre le réalisateur et la critique. Après la sortie de Pather Panchali (1955), qui a transformé à jamais le cinéma indien, puis de ses suites, Ray s’est longtemps vu attribuer des penchants idéologiques et sociopolitiques qu’il n’avait pas. Contrairement à d’autres de ses contemporains, comme Mrinal Sen, Ray n’a jamais cherché à faire passer des messages évidents dans ses films. Attaché à la représentation soignée de la réalité et à l’étude de l’humanité, le cinéaste juge mais ne condamne pas ses personnages.
Le Salon de musique est ainsi loin d’être une œuvre louant les vestiges regrettés d’un passé féodal méprisant les parvenus. Satyajit Ray met dos à dos deux mondes, qui ne peuvent cohabiter, dans une cruelle confrontation en miroir tout au long du film : de fête en fête, le respecté zamindar (aristocrate issu de la noblesse terrienne) dilapide l’argent qu’il n’a pas et ne vit que pour la musique. Son voisin, nouveau riche possédant tous les attraits du progrès, l’imite maladroitement et un peu vulgairement pour tenter d’être digne de la même estime.
Ray construit avec minutie ce récit d’une déchéance humaine et culturelle où tout est métaphore : de la demeure tombant en ruines aux terres incultivables, en passant par les jeux sur les miroirs, l’eau et les chandeliers, les êtres humains ne sont que les reflets impuissants de leur milieu. Symbole de cette réverbération, la position de l’aristocrate se dégrade au même rythme que son environnement, victime de son orgueil et de son déni. Il est interprété par Chhabi Biswas, vétéran du cinéma bengali qui collabore par la suite deux fois avec Ray pour Devi (1960) et Kanchenjungha (1962). Une performance remarquable qui passe avant tout par le jeu physique de l’acteur, toujours à la frontière entre la retenue et la démonstration. Du corps progressivement amoindri et réduit, jusqu’au visage bombé par l’orgueil, le regret et l’épouvante, tout contribue à l’entremêlement des formes néo-réalistes et horrifiques. Sublimée par un noir et blanc absolument maîtrisé, l’image porte le regard de l’intime au spectacle, et joue habilement sur nos perceptions.
Par cette esquisse de la fin d’une ère, Satyajit Ray rend en effet hommage sincère à un univers artistique indien à l’histoire ancestrale. Il a, pour cela, eu recours à des musiciens, vocalistes et danseurs professionnels et reconnus dans le pays pour interpréter qawwali (chants traditionnels de dévotion) et ghazal (poèmes d’amour chantés). On notera notamment la séquence de près de 10min consacrées à une performance magistrale de kathak, portée par la danseuse Roshan Kumari.
Chant du cygne étonnant et admirable d’une culture féodale à bout de souffle, Le Salon de musique est une des œuvres les plus belles et réussies du réalisateur indien.
Audrey Dugast
Le Salon de musique de Satyajit Ray. 1958. Inde. En salles le 25/01/2023