Tanaka Maternite eternelle

VIDEO – Bonus du coffret Tanaka Kinuyo

Posté le 26 novembre 2022 par

L’hiver dernier, Carlotta Films avait fait le bonheur des cinéphiles passionnés de cinéma japonais en sortant, et dans de somptueuses copies restaurées, six films de la réalisatrice Tanaka Kinuyo. Cinq chefs d’œuvre du cinéma nippon d’après-guerre. Les malchanceux qui les auraient ratés sur grand écran peuvent cependant maintenant les (re)découvrir via la sortie d’un coffret regroupant l’intégralité de cette rétrospective. On se penche désormais sur les (nombreux) bonus du coffret.

C’est un fait, mais lorsque l’on évoque le cinéma classique japonais, les premiers noms à être immédiatement cités sont bien évidemment Kurosawa Akira, mais aussi Mizoguchi Kenji, Ozu Yasujiro ou bien encore Naruse Mikio. Des maîtres du 7e art nippon, ayant de par leurs impressionnantes et passionnantes filmographies, réussi à devenir des figures emblématiques du cinéma international. Et pour ces trois derniers, ils ont pour point commun d’avoir dirigé une des plus grandes comédiennes du cinéma japonais, Tanaka Kinuyo. Que dire, sans être exhaustif ni réducteur vis-à-vis de la passionnante carrière de la comédienne ? Tanaka Kinuyo, c’est près de 250 films à son actif, une participation au premier film parlant japonais, des collaborations avec les plus grands metteurs en scène nippons, des films reconnus et récompensés à l’international (la vieille dame qui s’en va mourir dans les montagnes de La Ballade de Narayama, Palme d’or à Cannes, c’est elle) et une aura que seule celle de Hara Setsuko semble pouvoir égaler. Mais surtout, Tanaka Kinuyo, c’est aussi la première (ou plutôt la deuxième, si l’on veut vraiment être précis, nous y reviendrons) réalisatrice japonaise, ayant dirigé six films dans le Japon d’après-guerre. Réalisatrice capable de mettre en scène des drames, des comédies, et même des fresques historiques en costumes. Une œuvre riche et passionnante qu’il est maintenant possible de découvrir à travers les six films disponibles dans le coffret édité par Carlotta, chacun accompagnés d’une préface introductive et d’une analyse de séquences, mais également d’un livret écrit par Pascal-Alex Vincent, spécialiste du cinéma japonais qui avait déjà rédigé un livre sur Tanaka Kinuyo édité chez Carlotta. Mais le plus intéressant reste un passionnant documentaire présent sur le dernier disque, intitulé Kinuyo Tanaka, une femme dont on parle.

Avant de se plonger dans ce foisonnant documentaire inédit, il est important de brièvement retracer le parcours de Tanaka Kinuyo. En effet, le documentaire de Pascal-Alex Vincent s’intéresse assez logiquement à la vie de la comédienne à partir du moment où elle décide de s’engager dans la réalisation. Mais pour mieux appréhender certains point de ce module, il est toujours intéressant de connaître un tant soit peu le parcours de cette femme. Sans rentrer dans la partie purement biographique de la comédienne, on pourra simplement présenter Tanaka Kinuyo comme la comédienne ayant, comme précisé plus haut, interprété un rôle important dans le premier film parlant du cinéma japonais (Mon amie et mon épouse, 1931). Elle est également une actrice capable d’enchaîner près de 10 films par an dans la période des années 30. Elle participera à l’incontournable vague de cinéma de propagande lorsque les conflits vont éclater, comme la seconde guerre opposant la Chine et le Japon, avec ce rôle récurent de maman de soldat. En 1940, elle rencontre celui qui fera d’elle sa muse, Mizoguchi Kenii, avec qui elle tournera près de 15 films, dont le classique Les Contes de la lune vague après la pluie. Mais la Seconde Guerre mondiale va quelque peu compliquer la donne dans le parcours de la comédienne.

Une fois la guerre terminée, avec les conséquences que l’on connaît pour le Japon, Tanaka Kinuyo part en 1949 pour les Etats-Unis au titre d’ambassadrice de bonne volonté. Elle y rencontre Ronald Reagan, John Wayne et même Bette Davis. Mais si elle apprécie ce rapprochement avec les Américains, son retour au Japon sera beaucoup moins chaleureux, le peuple nippon n’ayant pas encore pansé ses plaies (Hiroshima a été rasé de la carte il y a à peine 5 ans), et son excursion en territoire ennemi ne passe pas du tout, ce qui minera considérablement le moral de la comédienne. Mais Tanaka Kinuyo n’est pas du genre à se décourager et dès lors, son parcours va prendre une trajectoire passionnante.

Et c’est à ce moment, après la polémique du retour au pays que commence le documentaire de Pascal-Alex Vincent. A travers un voyage au Japon, de la ville natale de Tanaka Kinuyo, Shimonoseki, où se trouve le Kinuyo Tanaka Memorial, à Kamakura, où la réalisatrice a vécu. En partant à la rencontre de divers intervenants, parmi lesquelles la comédienne Kagawa Kyoko, on découvre alors une comédienne devenue réalisatrice à la force de ses bras et de ses convictions.

Le film nous retrace le parcours de la comédienne qui, dès les années 50, s’est affranchie du Studio Shochiku, pour travailler en indépendante avec les réalisateurs de son choix.  Elle va donc collaborer avec Naruse Mikio, Ozu Yasujiro et bien évidement Mizoguchi Kenji. Des rôles en or pour de grands réalisateurs. Au travers de photos d’archives et de rares documents d’époque, on assiste alors en 1952 à la naissance d’une réalisatrice en devenir, lorsque sur le plateau de Frère aîné, sœur cadette de Naruse Mikio, Tanaka Kinuyo se fait engager comme assistante et suit le processus d’une fabrication de film, de la réalisation au montage en passant par la musique, sous l’œil bienveillant et admiratif du maître Naruse.

Mais si le réalisateur encourage la jeune femme dans son projet de réalisation, ce n’est pas le cas de Mizoguchi Kenji qui va se montrer particulièrement dédaigneux et réfractaire à l’idée de voir cette femme « qui n’arrivera pas à mettre en scène un film, n’ayant rien dans la cervelle » tourner un film, et qui va mettre un point d’honneur à lui savonner la planche. Le documentaire essaie cependant d’expliquer l’attitude du maître, (pourtant si prompt à filmer des femmes fortes et capables), entre bienveillance et inquiétude pour sa muse, mais qui aurait été formulée de manière assez peu sympathiques et d’une rare véhémence.

Pascal-Alex Vincent nous présente le parcours hors norme de cette comédienne passée derrière la caméra pour devenir la première femme réalisatrice japonaise, ou plutôt la deuxième, puisqu’une autre femme avait mis en scène un film : il s’agit de Sakane Tazuko, mais ce film a officiellement disparu. On découvre alors une femme obstinée et opiniâtre, qui sait s’entourer et a su rallier à sa cause les plus grands metteurs en scène du cinéma japonais. Ozu Yasujiro ira même jusqu’à lui écrire un scénario pour La Lune s’est levée, son comédien fétiche Chishu Ryu jouera pour elle, et son premier film Lettre d’amour est sélectionné à Cannes en 1954.

Le documentaire ne fait bien sûr pas l’impasse sur la puissance du propos de Kinuyo Tanaka et son point de vue féminin sur la société du Japon d’après-guerre, et la situation de la femme, souvent rabaissée dans ce cinéma à un rôle assez passif de femme au foyer ou d’épouse esseulée. Sans préjugés ni jugements, Kinuyo Tanaka a filmé des femmes fortes, au caractère affirmé, sur des sujets pourtant difficiles à aborder. Qu’elle aborde le sujet des pan-pan (les prostituées aguichants les soldats américains) dans Lettre d’amour, la rédemption de ces prostituées après la loi interdisant leur activité dans La Nuit des femmes, son style n’est jamais complaisant ni voyeuriste. Le documentaire insiste aussi sur l’audace dont a fait preuve Kinuyo Tanaka dans Maternité éternelle, film abordant le cancer du sein, au détour de la fameuse scène de bain, avec son héroïne qui affiche sa poitrine meurtrie, séquence émouvante et d’une modernité assez remarquable.

Enfin, on découvre une réalisatrice capable de passer sans aucun problème de la comédie de marivaudage avec La lune s’est levée au film en costumes avec La Princesse errante et Mademoiselle Ogin, dont la beauté des images et la puissance des interprètes laissent toujours autant admiratif.

Les 52 minutes de ce documentaire paraissent tellement courtes face à l’immense carrière de Kinuyo Tanaka, mais elles regorgent d’anecdotes et d’informations passionnantes qui réjouiront les plus cinéphiles et les nouveaux admirateurs de la réalisatrice.

En complément de ce documentaire, on trouvera dans le coffret un livre rédigé par Pascal-Alex Vincent qui revient sur la carrière de Kinuyo Tanaka, en remettant chaque film de sa filmographie dans son contexte de l’époque (la réorganisation des studios de cinéma japonais, par exemple), avec de nombreuses anecdotes et faits historiques, sans oublier de magnifiques photos de tournage.

Enfin, les bandes annonces des films ainsi que celle de la rétrospective sont disponibles, pour les plus assidus.

Exhaustif, complet, passionnant et indispensable, le coffret édité par Carlotta rend le plus beau des hommages à Kinuyo Tanaka, réalisatrice trop peu connue, et dont la filmographie peut désormais être découverte (ou redécouverte) dans les meilleures conditions possibles, la restauration des copies étant comme d’habitude avec Carlotta d’une beauté irréprochable. Les couleurs des costumes de La Princesse errante retrouvent leur éclat, l’océan de La Nuit des femmes est flamboyant, et la frénésie sonore et visuelle du Tokyo d’après-guerre de Lettre d’amour est un ravissement des sens.

Romain Leclercq.

Coffret DVD et coffret Blu-Ray Kinuyo Tanaka en 6 films disponible le 18/10/2022 chez Carlotta Films