Après Vanishing Point, Jakrawal Nilthamrong continue et pousse son exploration des vertiges de la conscience à travers le corps et le temps dans Anatomy of Time, en DVD le 20 septembre chez Damned. Il unit deux époques par le corps d’une femme, ses sens, ses sensations à l’aune de la mort et de l’amour. Film par Kephren Montoute ; Bonus par Flavien Poncet.
Dans Anatomy of Time, le cinéaste thaïlandais laisse son abstraction plastique pour concentrer la force de son œuvre dans le balai qu’entreprend son montage entre deux temporalités, entre deux corps qui en deviennent quatre. Maem est le centre du tourbillon sensoriel que tente d’organiser Nilthamrong non sans maladresse. La jeune femme lie deux moments charnières de son existence, la naissance de son amour et la mort de son amoureux. Si la question de l’amour devient celle du désir dans le passé, elle revient au présent comme celle du dévouement. Dans les deux temporalités, le corps est le marqueur des bribes narratives que dispose le cinéaste ; sa vitalité à l’aune de la répression thaïlandaise des années 60 qui s’exprime par cette histoire d’amour entre Maem et ce soldat puis sa déliquescence à notre époque, par le fait que Maem assiste et accompagne son amant dans la mort. Si l’œuvre peut paraître didactique lorsqu’on la déplie, elle ne se présente pas de cette manière dans le flux sensible qu’organise le cinéaste. Son dispositif repose sur une sorte d’analogie sensible et instinctive entre les époques par la mémoire que garderait le corps comme une incarnation du temps. Si l’anatomie désigne la science qui étudie l’agencement et la structure matérielle des corps vivants, Nilthamrong, comme dans son film précédent, tente de nous donner accès au double métaphysique, intelligible de cette dernière. Anatomy of Time semble vouloir rendre compte de l’ensemble des forces invisibles qui déterminent nos existences concrètes à travers le spectre d’expériences de Maem.
Exposée ainsi, la démarche du cinéaste peut faire penser à Oncle Boonme de son compatriote, Apichatpong Weerasethakul une décennie plus tôt. Mais cela renvoie également aux expérimentations de Gaspar Noé post-Enter The Void, où les états des corps sont indissociables de la mémoire des personnages qui recomposent l’espace-temps à l’aune des voyages de leur conscience altérée. Anatomy of Time nous plonge dans cette mosaïque mémorielle comme pour essayer de toucher ce que serait l’immensité vide du concept de temps : tout semble s’être déjà passé mais semble également se répéter. La seule chose réellement immanente que capte le cinéaste en dehors des acteurs est bien sûr l’environnement thaïlandais, ses plages, ses forêts, arbres… Comme s’ils témoignaient paradoxalement autant du caractère éphémère de ce qui est, que d’une sorte d’éternité dans chaque moment qui semble glisser vers l’onirisme qu’invitent les désirs humains les plus fort comme le sexe. La scène érotique sur la plage joue justement sur la simultanéité des deux concepts opposés qui traversent pourtant le film : le corps de la jeune actrice, par l’érotisme qu’il dégage, nous donne à vivre la scène au présent de notre propre émoi. Pourtant, l’espace qui permet ce moment semble éloigné de tout marqueur temporel : les deux femmes sont isolées entre des rochers, le sable et la mer. La plage telle que la filme Nithamrong semble être autant un espace idéal, donc éternel, que ce qu’elle permet d’assouvir, le désir sexuel, est éphémère (et cyclique). C’est dans la mise en scène de ce type de nœud paradoxal que Anatomy of Time est le plus intéressant voire bouleversant. Il s’avère moins captivant dans l’exploration de la vie de l’amant de Maem, le général. Même si ces scènes entrent en résonance avec l’émotion globale que le cinéaste tente de susciter durant l’œuvre, elles semblent parfois nous perdre dans des effets de surlignage ou de non-dits, dont la puissance du hors-champ aurait aussi pu rendre compte.
L’œuvre ne s’accorde pas assez de temps pour explorer l’éventuelle lourdeur du passé militaire ou des incarnations de cette dernière dans le présent. C’est là que se trouve le déséquilibre majeur de Anatomy of Time qui fascine dans son épure mais dont certains moments manquent de puissance plastique sidérante qui rendait Vanishing Point si passionnant. Jakrawal Nilthamrong parvient malgré ces déséquilibres narratifs à nous plonger dans une certaine mesure dans le vortex que provoque la reflet de la conscience sur elle-même.
BONUS
La navigation dans le DVD édité par Damned est à l’image de la sobriété cristalline du long. Le tout se livre par deux entrées : le film et 2 courts du même auteur, Invalid Throne et Intransit.
INVALID THRONE
Un texte introductif s’imprime à la surface de l’image. La pleine de Phayao, un site riche en ressources minières, nous est livré au regard. Les tons sont baignés d’une lumière rougeoyante qui vire à l’artifice du rose.
S’ensuit une succession de plans de paysages rocheux puis végétaux, non sans évoquer l’introduction de 2001, l’Odyssée de l’espace, comme si là aussi, on se retrouvait à l’origine du monde. Avant qu’un plan ne révèle la figure d’un arpenteur, errant en forêt.
Ce que semble composer le cinéaste dans la première séquence, c’est une symphonie ultra-minimaliste et naturaliste qui, puisque le texte d’intro en appelle à la nature divine du lieu, évoque une cosmogonie.
Là où ce défilé de paysages pèche, c’est dans la rythmique. En comparaison, la force d’un Weerasethakul, au sein du paysage indépendant thaïlandais, provient non pas de son goût de la contemplation mais de son artisanat du temps juste. Temps juste, rythmique claire qui manque un peu dans ce court, notamment dans l’articulation des séquences. Mais par-delà ce défaut artisanal, l’art du cinéaste de cristalliser la géologie des lieux peut susciter un intérêt écologique sincère.
La suite enchaîne avec une seconde topographie : la province de Phishit, source naturelle d’or. Le même homme au longs cheveux bruns et au haut de forme pénètre le paysage. Il va y voir, le visage bardé d’un or nacré, la terre se faire exploser, pour qu’en soit extrait le précieux minerai. Comme dans une installation d’art contemporain, les séquences se suivent sans fil rouge évident mais surprennent souvent par des fondus incongrus ou des plans accolés sans rime limpide.
INTRANSIT
L’amorce d’une bobine défilante illumine les premiers plans, avec son lot de rayures et de décompte numéroté.
S’en suivent, tandis que résonne le bruit mécanique du projecteur, des images de rochers sous-exposées, où voguent des nuées de fumée, comme la maquette d’une vallée désertique où roulerait l’écume d’un brouillard de pacotille.
Au fil des travellings, se révèlent un fond de magma. Fond qui finit par faire corps avec la pellicule, dans un jeu expérimental où le cinéma devient peinture mobile, kaléidoscopique et sensoriellement fascinant. Cet essai visuel où le mate painting se confond avec le flicker film n’est pas sans évoquer les œuvres conceptuelles de Peter Kubelka.
Avec ces deux courts-métrages dont la saveur se révèle à qui a, au préalable, arpenté Anatomy of Time, s’offre, à défaut de convaincre sur la singularité de l’auteur, les linéaments d’un artiste en éclosion.
Anatomy of Time de Jakrawal Nilthamrong. Thaïlande. 2021. En salles DVD chez Damned le 20/09/2022