Présenté cette année à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard et reparti avec la Mention Spéciale Caméra d’Or, Plan 75 de Hayakawa Chie se penche sur le sujet des séniors au Pays du Soleil Levant en le mettant au centre d’un récit d’anticipation. Un thème complexe et délicat pour un film que ne l’est pas moins. Le film sera distribué en salles le 7 septembre par Eurozoom.
26 juillet 2016 dans la ville de Sagamihara. Une nuit, un jeune homme nommé Uematsu Satoshi se rend dans un centre pour personnes handicapées dans lequel il a auparavant travaillé. Armé d’un couteau, il tuera 19 personnes et en blessera 26 autres. Son geste, il le justifiera de la façon la plus glaciale que l’on puisse imaginer : les personnes handicapées et, par extension, les individus qui sont un poids financier et humain pour la société ne méritent pas de vivre. Cette histoire restera comme la plus meurtrière au couteau depuis 1945 et nommée depuis « le massacre de Sagamihara ».
Ce triste évènement, la réalisatrice s’en inspire pour l’ouverture de son film, mais le délocalise dans une maison de soins pour personnes âgées, posant immédiatement sur la table le sujet de son long-métrage : le statut des séniors au Japon. Un sujet épineux et complexe, qui mérite que l’on s’y attarde. Il faut savoir, pour parfaitement appréhender le film, que le Japon est un pays vieillissant. En 2021, le nombre d’habitants de plus de 65 ans est de 36 millions. Presque un tiers de la population est une personne âgée. Et l’autre problème rencontré tient au fait qu’il est difficile d’être un sénior au Japon, entre soins médicaux coûteux et pensions de retraites peu élevés. Les plus motivés continuent de travailler ; certains sont placés dans des établissements pour des soins qui coûtent excessivement chers à la société. Une situation difficile à gérer dans un pays connu a priori pour son respect, sa déférence envers les anciens et le sacro-saint schéma de la famille traditionnelle. Que faire pour contenter toutes les parties ? Un débat complexe, donc, mais dont la réalisatrice va s’inspirer pour raconter une histoire qui va autant se rattacher au drame qu’à une sorte d’anticipation qui ne dirait pas son nom.
Au Japon, pour tenter de pallier les dépenses et autres problèmes liés à la situation des séniors, une nouvelle pratique est mise en place : le Plan 75. Le concept est simple : toute personne de plus de 75 ans peut, si elle le souhaite, faire appel au Plan 75 pour mettre fin à ses jours. Elle est alors accompagnée dans sa démarche par des conseillers, des aides psychologiques et une prime de 10000 yens. Libre à elle de l’utiliser comme bon lui semble. Un projet qui, sous couvert d’une intention a priori on peut plus louable et maladroitement humaniste (partez comme et quand vous le souhaitez avant de littéralement devenir dépendant), se révèle, au vu de ce qui a été dit plus haut, une manœuvre très froide et hypocrite de se débarrasser des boulets de la société. Rien ne manque à l’appel lorsque le projet nous est présenté, des brochures-conseils aux vidéos témoignages. Ce qui nous est montré comme une fiction prend soudainement des allures d’anticipation teintée parfois d’horreur sociale.
Pour mieux appréhender son sujet, Hayakawa Chie suit le parcours de trois personnes face au sujet. La première, Michi (Baisho Chieko, d’une justesse au-delà des mots) est une femme de 75 ans qui, suite à l’accident d’une de ses collègues sénior, se retrouve au chômage et sans ressources, et finit par considérer le Plan 75 comme l’unique solution. Vient ensuite un jeune homme travaillant au sein du Plan, et enfin une immigrée qui a besoin d’argent et qui se voit offrir un poste d’aide infirmière dans un centre du Plan. La solution du grand départ assisté, par ceux qui y vont, ceux qui le font tourner et ceux qui y travaillent. Trois points de vue sur un problème humain qui va les impacter de manière très différente. On remarquera juste au passage que les parties consacrées à l’infirmière se révèlent moins puissantes que les deux autres, son implication émotionnelle ne dépassant pas le stade de l’employée dans le besoin financier. Mais elles ont le mérite de ne pas mettre sous le tapis un des maillons de la chaîne.
Là où le film frappe fort et juste, c’est dans son portrait des deux autres personnages. La vieille dame, de par son parcours et ses échecs à répétition, cristallise à elle seule toute les difficultés et les épreuves que peuvent endurer les séniors dans une société qui leur fait clairement comprendre qu’ils sont devenus des poids. Et la femme a beau être combattive et fière, elle ne peut pas lutter contre un système qui lui demande l’impossible pour rester digne (on pensera à une scène de demande de caution qui fait mal par sa cruauté et sa violence psychologique), qui plus lorsqu’elle va voir ses proches, retraitées aussi, soit s’en sortir mieux qu’elle, soit malheureusement la quitter.
De l’autre coté du bureau du Plan 75, la réalisatrice nous montre le parcours de Hiromi, chargé d’accueillir les volontaires au Plan 75 : un jeune salaryman on ne peut plus classique, dont l’étonnante passivité et acceptation de ce à quoi il participe peut surprendre et choquer. Mais sa routine mortifère va prendre un tournant inattendu lorsqu’au détour d’un entretien, il va croiser le chemin d’un volontaire qui va lui réveiller sa conscience et son humanité. La preuve que la prise de conscience est possible : il est juste dommage qu’il soit nécessaire que le pire se rapproche d’un individu et ses proches pour commencer à se sentir concerné.
On touche ici le vrai cœur du film, cette fois peut-être de façon un peu naïve de la part de la réalisatrice mais très appropriée, dans la question de l’humain et de son rapport à autrui. Les deux personnages ont attendu que la vie leur envoie un électrochoc existentiel pour qu’ils effectuent une remise en question. La révélation arrivera in extremis pour Michi, la retraitée, et au détour d’un entretien pour Hiromi, mais au final, l’horreur du projet n’en ressort qu’amplifiée, qui plus est, lorsqu’au détour d’un flash radio, on découvre les suites prévues au Plan 75 ou même une révélation à la Soleil Vert 2.0 absolument abjecte.
La réalisatrice se montre très pudique et juste dans sa façon de filmer le parcours du combat de Michi ou les tentatives maladroites de Hiromi pour revenir vers ses proches. Sans jamais sombrer dans le pathos à tous crins, elle a, dans son style et sa façon de filmer ces héros fatigués, une admiration et un respect palpables. Deux points qui semblent faire défaut à ses compatriotes en charge des séniors. Elle ose parfois même assimiler ses personnes âgées à des fantômes, avec une scène au fond d’une ruelle, où se mêlent obscurité et silhouette disparaissant dans le noir.
Plan 75 a beau se parer des atours de drame social mêlé de dystopie, il est impossible, lorsque l’on connaît la situation actuelle du Japon vis-à-vis des aînés, de ne pas voir le film de Hayakawa Chie comme un avertissement doublé d’une prévision de ce qu’il pourrait arriver dans son pays. Le message est étonnamment offensif, mais le film le traite avec une infinie tendresse et douceur, où se mêlent amour familial et folle envie de vivre, même si celle-ci doit arriver dans le dernier quart d’une existence.
Romain Leclercq.
Plan 75 de Hayakawa Chie. Japon. 2021. En salles le 07/09/2022