Alors que Drive My Car a été récompensé aux Oscars 2022, on découvre le nouveau film de Hamaguchi Ryusuke, qui vient de sortir en salles : Contes du hasard & autres fantaisies !
Les Contes du hasard & autres fantaisies se composent de 3 histoires qui mettent en scène un trio amoureux soumis aux vicissitudes du hasard. Trois illustrations du titre littéral du film : Gūzen to sōzō, soit Hasard et imagination. Des jeux de l’amour et du hasard contemporains.
Épisode 1 : « Magie (ou quelque chose de moins rassurant) ». Au cours d’une discussion dans un taxi, Meiko et Tsugumi, deux amies, discutent du rendez-vous amoureux de cette dernière. Ce qui a commencé comme une relation épistolaire électronique a engendré un premier rendez-vous qualifié de magique. La naissance d’un amour ? Alors que Tsugumi détaille ses sentiments et décrit plus en détails la conduite de son amant, Meiko se sent de plus en plus mal à l’aise. La suite va vous étonner.
Épisode 2 : « La porte grande ouverte ». À l’université, Nao, jeune femme mariée en reprise d’études, entretient une relation adultère avec Sasaki, un jeune étudiant exclu des cours de littérature par le Professeur Segawa. Revanchard, Sasaki demande à Nao de tendre un piège à Segawa, récemment auréolé d’un prestigieux prix littéraire. Ça tourne mal.
Épisode 3 : « Encore une fois ». En 2019, un virus informatique a rendu publics tous les documents confidentiels et les courriels privés. Toutes les activités connectées sont temporairement suspendues. Le service postal traditionnel bat son plein et les informaticiens sont au chômage technique. À l’occasion de la réunion des bachelières de l’année 1998 de son lycée, Moka revient à Sendai avec l’espoir de revoir son premier amour. Tout ne se passe pas comme prévu.
À la recherche du temps perdu
Hamaguchi est habitué des œuvres de longue durée : 5h17 pour Senses (2015), 4h15 pour Intimacies (2012) et 3h pour Drive My Car (2021). Il aime prendre son temps pour, tel un peintre, esquisser les parcours de ses personnages (du crayonné à la mise en couleur) et, tel un chimiste, jouer de potions et de précipités pour modifier et étudier leur psyché. Un rapport artiste et clinique à la création. Pour ses contes, Hamaguchi a dû resserrer le temps de l’action et nous présenter sans détour les caractères de ses créatures : des femmes et des hommes tourmentés par l’amour au 21è siècle. Comment naît-il ? Comment le provoquer ? Comment tout gâcher ? Comment tout réparer ? À travers ses personnages, Hamaguchi nous présente bien, à la manière de La Bruyère au 17è siècle, certains caractères et mœurs de ce siècle : ingratitude, narcissisme, cruauté, pardon et bonté…
Malgré la concision des contes, Hamaguchi n’en utilise pas moins un étirement du temps pour leur donner plus d’ampleur et mûrir une morale (oui, il s’agit vraiment ici d’histoires de mœurs). Ainsi, « Magie (ou quelque chose de moins rassurant) », le premier épisode, se déroule en trois jours mais un élément narratif (un retour en taxi dans le centre-ville de Tokyo) va ramener deux anciens amants deux ans en arrière. Dans « La porte grande ouverte », la scène initiale se poursuit 5 mois, puis 5 ans plus tard. Un véritable schéma de dissertation avec son introduction, sa réflexion argumentée de péripéties et sa conclusion. « Encore une fois » étire encore plus le temps puisque l’action a pour point de départ un événement vieux d’au moins 21 ans. Un des personnages de ce conte conclusif remarque amèrement que « le temps me tue à petit feu ». Triste constat d’une femme au foyer japonaise typique sur ses espérances (et illusions) adolescentes.
Ce n’est pas un hasard (évidemment !) si le film est ponctué par l’opus 15 des Kinderszenen de Robert Schuman, ces « scènes d’enfants » qui, selon le compositeur, ne s’adressent pas à des enfants mais ont été conçues « par un grand enfant » comme « souvenir pour des personnes qui ont grandi ».
Au commencement était le Verbe
Si le cinéma est un art de l’image, Hamaguchi en fait un réceptacle du Verbe, que ce soit par la parole, l’écriture ou la lecture. Inutile (par pure oisiveté et dilettantisme) de revenir sur les textes théoriques du début du 20è siècle sur les rapports entre le cinéma et le théâtre. Cette contamination du Verbe (considéré, rappelons-le, comme un véritable virus par William Burroughs) dans l’art imagé en mouvement est l’essence même du cinéma de Hamaguchi.
Dans la conception même du film (Hamaguchi aime à répéter longuement les scènes avec ses acteurs en lisant le texte comme cela est montré dans Drive My Car) mais aussi le dispositif narratif : les répétitions d’une pièce de théâtre sont le cœur d’Intimacies et de Drive My Car. Hamaguchi est en ce sens un émule de Rivette et de Cassavetes (auquel la conception de Senses doit beaucoup).
Ce Verbe est utilisé de diverses manières dans les Contes du hasard & autres fantaisies, jusqu’à présent de la manière la plus aboutie et pertinente chez Hamaguchi. Passons sur la finesse et la subtilité des dialogues qui hissent le réalisateur au niveau de Hong Sang-soo, Quentin Tarantino ou Emmanuel Mouret (pour citer uniquement des réalisateurs vivants, d’où l’absence d’Éric Rohmer).
Dans « Magie (ou quelque chose de moins rassurant) », la discussion sur une liaison amoureuse initiée par une application de rencontres nous montre l’utilisation du Verbe comme outil de séduction via des courriels et des emojis. Tinder (ou une application du même genre) comme la version contemporaine des 53 lettres d’amour (rédigées par un tiers, comme un mode d’emploi infaillible tout comme il existe des tutoriels d’approche de séduction à la sauce Tinder vendues par des coaches) expédiées par Julien Sorel à Mathilde de la Mole dans Le Rouge et le Noir. Le texte comme volonté de provoquer l’amour chez l’autre et de s’auto-persuader de ses sentiments. Puis vient la première rencontre physique, qualifiée de « magique », avec cette précision : « On se caressait mutuellement à travers notre conversation… Je ne savais pas qu’une conversation pouvait être si érotique ». Cet érotisme suscité par les mots est repris dans l’épisode « La porte grande ouverte », dans sa pièce de résistance : la sensuelle lecture du passage érotique d’un roman où il est question de fellation. De quoi faire tourner la tête (à défaut de la perdre, n’est-ce pas Lou Reed ? « But she never lost her head even when she was giving head »). Cet érotisme est également présent dans la scène d’ouverture de Drive My Car, lorsque la femme du dramaturge imagine le scénario d’un film, en baisant sur le canapé, envoûtée par sa propre imagination fertile ou par la queue qu’elle chevauche – ou les deux.
Dans « La porte grande ouverte », nulle étreinte physique (c’est même de là que naît la tension de la scène). Rien que le texte nu/lu, une scène érotique à la manière d’André Pieyre de Mandiargues dont la nouvelle La Marée est d’ailleurs adaptée par Borowczyk dans Contes immoraux (sic) avec Fabrice Luchini, acteur rohmérien, dans le rôle du conteur. Tout se rejoint. Et fait écho au rapport au temps perdu et à l’amour décrits plus haut cette phrase de Mandriargues : « L’amour sort du futur avec un bruit de torrent et se jette dans le passé pour le laver de toutes les souillures de l’existence ». Belle définition des Contes du hasard & autres fantaisies.
Cette scène de lecture (il y en a déjà une très longue dans Senses) fera date dans le cinéma de Hamaguchi. Elle décrit le trouble dont les personnages seront conscients quelques minutes plus tard : de la baise par procuration. Un discours performatif à l’état de fantasme. Un acte sexuel mental. Qui n’est pas sans rappeler les descriptions de tableaux sexuels dans les pièces de théâtre du marquis de Sade, pièces injouables faites pour être lues et dans lesquelles les personnages, par exemple Dolmancé dans la Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux (sic), décrivent les ébats à venir et l’agencement acrobatique des corps, jusqu’à prédire ou exiger le moment exact des jouissances, seul palliatif à des actes qui ne peuvent pas se matérialiser. Extrait (au hasard, bien sûr) : « L’objet majeur, ce me semble, est que je décharge, en donnant à cette charmante petite fille le plus de plaisir que je pourrai ; je vais lui mettre mon vit dans le cul, pendant que courbée dans vos bras vous la branlerez de votre mieux ; au moyen de l’attitude où je vous place, elle pourra vous le rendre, vous vous baiserez l’une et l’autre ; après quelques courses dans le cul de cet enfant, nous varierons le tableau ; je vous enculerai, Madame, Eugénie au-dessus de vous, votre tête entre ses jambes m’offrira son clitoris à sucer, je lui ferai perdre ainsi du foutre une seconde fois ; je me replacerai ensuite dans son anus, vous me présenterez votre cul au-lieu du con qu’elle m’offrait, c’est-à-dire que vous prendrez, comme elle viendra de le faire, sa tête entre vos jambes, je sucerai le trou de votre cul ; comme je viendrai de lui sucer le con, vous déchargerez, j’en ferai autant, pendant que ma main embrassant le joli petit corps de cette charmante novice, ira lui chatouiller le clitoris pour la faire pâmer également. » Et Nao, notre délicieuse héroïne hamaguchienne, de demander à l’écrivain, à la fin de cette lecture : « Est-ce que vous bandiez en écrivant cette scène ? » Trivialité sublime, à la fois sainte et perverse.
Autre utilisation du Verbe par Hamaguchi : les références aux poncifs amoureux. C’est le cas dans « Magie (ou quelque chose de moins rassurant) » lorsque la confrontation des deux anciens amants tourne à un échange de phrases qu’on jurerait avoir déjà entendues cent fois dans des chansons populaires. Du Kierkegaard chanté par les Ronettes pour des adolescentes tartes. C’est évidemment le discours amoureux le plus juste. Voici un florilège des propos (en version anglaise, of course) échangés lors de la scène. Des titres parfaits pour des chansons R&B des années 60 : « I don’t belong to you », « That girl’s not yours », « Our fate’s nobody’s fault », « Sexual frustration and curiosity », « I’m not your dildo », « How badly I got hurt from hurting you »… « Ne parler qu’avec les mots des autres, c’est ce que je voudrais. Ce doit être ça la liberté », disait Jean-Jacques Schuhl à travers une réplique de Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la putain de Jean Eustache.
Il y aurait encore beaucoup à écrire sur l’utilisation du Verbe dans les Contes du hasard & autres fantaisies qui se concluent par un nouveau jeu théâtral permettant à deux femmes d’exorciser leur passé pour mieux vivre le présent et imaginer l’avenir. L’univers de Hamaguchi est si riche et fécond qu’on pourrait écrire des jours entiers sur l’enchaînement de deux plans, une phrase a priori anodine ou la moue d’une actrice. Laissons là ce maître des mots et de la mise en scène avec en tête le plan final du premier épisode qui nous dit : Amour : en chantier.
Marc L’Helgoualc’h
Contes du hasard & autres fantaisies de Hamaguchi Ryusuke. Japon. 2021. En salles le 06/04/2022