Actrice incontournable de la première moitié du XXème siècle, Tanaka Kinuyo a aussi grandement contribué au cinéma japonais d’après-guerre en tant que réalisatrice. Carlotta Films a l’excellente idée de proposer six films inédits en version restaurée à découvrir en salles à partir du 16 février. Parmi eux, on peut découvrir La Princesse errante, ambitieuse fresque portée par la grande Kyo Machiko.
En 1937, alors que le Japon occupe la Mandchourie, Ryuko, jeune fille de bonne famille, apprend qu’elle a été choisie sur photo pour épouser le jeune frère de l’empereur de Mandchourie. La voilà contrainte de quitter le Japon et de s’acclimater à sa nouvelle vie de princesse. Une petite fille naît, et Ryuko semble heureuse au Palais. Mais bientôt les troupes soviétiques débarquent. Ryuko est obligée de prendre la fuite à pied, accompagnée de son enfant mais aussi de l’impératrice elle-même.
En se basant sur les mémoires de Saga Hiro, Japonaise issue de la noblesse royale et épouse du frère de Puyi, le « dernier empereur de Chine », Tanaka Kinuyo adopte le regard d’un personnage, a priori, secondaire de la « grande histoire ». C’est toute la beauté de cette Princesse errante que d’accompagner la transition de son héroïne, d’observatrice extérieure d’un monde sur le point de s’éteindre à la plus poignante incarnation de ce qu’il en reste, alors même que la guerre achève d’en piétiner les derniers vestiges. Dès la scène d’ouverture, le film mêle les espoirs résolus en l’avenir avec la destinée tragique qui s’annonce, teintant alors chaque plan qui suit, d’une mélancolie sourde, même dans ses moments les plus tendres. Le titre lui-même pourrait aussi bien être celui d’un conte de fée ou d’un film de fantômes. A bien des égards, La Princesse errante est à la frontière de l’un et l’autre.
D’apparence assez classique, le film s’avère d’une frappante modernité dans son propos comme dans sa mise en scène. De la précision du découpage, alternant de longues scènes de dialogue ou d’échanges épistolaires avec des séquences quasi-muettes, à l’évolution de la palette chromatique, reflet des émotions changeantes du personnage, Tanaka Kinuyo semble tout se permettre avec une assurance d’autant plus remarquable pour son époque, le Japon des années 60, et son statut, ancienne comédienne devenue la seule femme cinéaste au milieu d’hommes l’ayant dirigée par le passé, pour la plupart. Les influences de ses nombreuses collaborations sont bien sûr présentes, celle de Mizoguchi Kenji se fait particulièrement sentir dans certains parti-pris, mais elles n’écrasent pas le style bien distinctif qui se révèle à l’image. Plus encore, La Princesse errante évoque souvent davantage la tradition des plus grands mélodrames du cinéma américain des années 40 et 50, notamment celui de Douglas Sirk, autant dans la violence feutrée qu’elle installe que dans la puissance des sentiments qu’elle laisse s’exprimer. Le scénario de Wada Natto (autre femme emblématique de l’histoire du cinéma japonais, scénariste de nombreux Ichikawa Kon dont La Vengeance d’un acteur) vient compléter cette vision. Elle lie délicatement les aspects contextuels du récit, et les problématiques politiques et sociales qui en découlent, avec un développement très romanesque des personnages, Ryuko en tête, tiraillés entre l’accomplissement des devoirs d’un ancien monde voué à disparaître et l’espoir d’un monde nouveau, plus clément.
Dans l’écriture comme dans la mise en scène, La Princesse errante est une œuvre traversée par une compassion bouleversante. Sans jamais atténuer le tragique et la cruauté (la déchéance de l’impératrice en est l’illustration la plus parlante), Tanaka Kinuyo entremêle les destins en prenant garde de ne pas sombrer dans un manichéisme facile (une magnifique séquence passe ainsi de la confiscation douloureuse de l’alliance de Ryuko par un soldat de l’Armée Rouge à une fraternisation des soldats et de sa fille autour d’un jouet) et loue la résilience des femmes sans condamner les hommes, en prônant le dialogue et l’éducation comme la seule issue raisonnable. Tout ceci s’incarne magnifiquement dans le personnage central et son interprète. Dernière pièce de ce triangle féminin, Kyo Machiko, crée une véritable héroïne, tragique et admirable : à la fois en charge de chacun de ses choix (y compris le renoncement initial de son indépendance pour le mariage) et dans le déni de la sombre réalité ; déterminée à accomplir son devoir mais faillant finalement à tout ce qu’elle s’était fixée ; abattue par la fatalité du sort mais confiante en ce qui viendra (le sublime échange final entre les époux). La comédienne embrasse toutes ces contradictions et ces complexités avec une économie de jeu et une subtilité remarquable. Dans une carrière qui ne manque pas de rôles marquants, celui-ci est probablement l’un de ses plus beaux. Que les regards posés sur cette princesse au cœur constant soient ceux de Tanaka Kinuyo et Wada Natto n’y est pas pour rien.
Claire Lalaut
La Princesse errante de Tanaka Kinuyo. Japon. 1960. En salles le 16/02/2022