En 2018, Rithy Panh nous montrait Les Tombeaux sans noms. Il revient deux ans plus tard avec une nouvelle œuvre, qui nous parvient deux ans après ses premières projections. En 2022, nous pouvons donc découvrir Irradiés, dont les nouveaux échos du monde peuvent parfois résonner avec ce nouveau visionnage, parfois plus que lors des premières projections.
Rithy Panh propose avec Irradiés un documentaire-essai, une exploration poétique des enjeux des bombes atomiques qui ont irradié par deux fois le Japon. Par une forme presque godardienne, le cinéaste franco-cambodgien fait s’entrechoquer des images d’archives, de fictions, et des captations scientifiques qui semblent dialoguer avec un texte narré par des voix masculines et féminines. Il divise son image en 3 parties, comme pour nous montrer le monde après la fission nucléaire, à l’origine de la bombe. Ce monde diffracté est celui « de la science ». Comme il est explicité durant l’œuvre, c’est un monde de l’impasse dont le cinéaste montre le revers en compilant l’ensemble des massacres, des génocides et des guerres captés durant le XXème siècle. Parfois, il se cristallise dans une captation de la beauté, sur le visage d’une jeune femme au Viet Nam ; l’image devient unie. Ou sur la tragique de l’enregistrement. Le documentaire provoque une sorte de vertige de l’horreur tant les images de souffrances et de destruction se suivent jusqu’à l’abstraction, chose que le cinéaste dit également vouloir éviter à travers sa voix off. C’est là où se joue la tension au cœur du dispositif esthétique de Rithy Panh : il tente de donner une forme, voire une poésie à l’informe et à l’horreur du réel. L’essai s’éparpille à nous rappeler l’impasse monstrueuse que conduit une croyance aveugle en la technique et la puissance, mais dans le même temps, provoque en biais une réflexion sur l’épigénétique. Cette réflexion avance voilée durant l’œuvre, mais en structure le dispositif. Le cinéaste tente de nous faire prendre conscience que la matrice des images contemporaines, la matrice même de l’image, la technique, est l’origine du drame voire de la tragédie de l’humanité. Le cinéma ne pourrait selon lui que constater sa fin ; il ne pourrait que capturer la mort et la beauté. Par ces citations explicites, il s’inscrit dans le même mouvement qu’Alain Resnais ou Chris Marker, qui révélaient les mécanismes du monde à travers les mécanismes du cinéma.
Mais là ou les deux cinéastes tentaient par ce moyen d’entrapercevoir le temps, l’invisible, le virtuel voire l’au-delà, Rithy Panh retourne à la source de son propre cinéma. Il ne tente pas de tracer une destinée philosophique à l’humanité par l’intuition qui émanerait de son dispositif mais tente de poétiser, d’incarner ce qui a déjà été et ce qui est. C’est l’une des limites de Irradiés. Malgré son dispositif expérimental, le cinéaste retourne à ce qui est devenu, par convention et récurrence, les images de son propre cinéma qu’il a déjà exploré par différents moyens. Si Irradiés est une tentative de renouvellement de l’horreur qu’a vécu le cinéaste à travers l’histoire du XXème siècle par le prisme du Cambodge, l’épigénétique de son cinéma ne provoque pas une nouvelle réflexion, et encore mois une nouvelle émotion. Il est donc difficile de rendre justice à cette vision qui se veut innovante mais qui avoue qu’elle ne pourra jamais dépasser la masse d’archives et de captations déjà existantes, déjà connues, et déjà regardées, analysées, discutées autant par d’autres cinéastes que par tous les moyens possibles qu’ont eu les artistes, les universitaires et les intellectuels de le faire. L’idée de radiation comme cet échange chimique, imperceptible, devient explicite vers la fin de l’œuvre, par des motifs symboliques comme les pétales qui tombent sur l’eau. Encore une fois, l’intention du cinéaste est louable : il veut nous indiquer que les éléments qui ont participé à la destruction présente et probablement future de l’humanité sont aussi ceux qui constituent la beauté de l’existence, mais il n’en fait qu’une sympathique illustration. Irradiés souffre donc d’un fascinant déséquilibre dans ce que l’œuvre met en scène et la place que ces images occupent déjà dans l’histoire du cinéma voire dans l’Histoire tout court. Rithy Panh nous laisse avec cet étrange sentiment d’avoir révisé une leçon, que l’on connaît malheureusement par cœur, car le problème de l’époque, à l’aube des mondes virtuelles et des mémoires infinies, n’est probablement pas l’oubli mais le déni. Remplir le vide d’une image manquante par la faible profondeur d’une image marquante est là où Irradiés s’essouffle comme de la poussière dans le vent du temps. Malgré tout, il y a quelques beaux éclats.
Kephren Montoute
Irradiés de Rithy Panh. Cambodge-France. 2020. En salles le 26/01/2022